Guy Champailler
En 1997, une grande manifestation artistique fut organisée sur une trentaine de lieux du département des Alpes-Maritimes sur le thème La Côte d’Azur et la modernité - 1918-1958. Comme à sa suite, cet été, un « parcours » rétrospectif a été mis en place sur L’art contemporain et la Côte d’Azur, avec pour sous-titre Un territoire pour l’expérimentation 1951-2011. Une cinquantaine de lieux culturels -musées, centres d’art, écoles d’art, fondations, galeries, associations culturelles et artistiques-, soutenus par la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, le Ministère de la Culture et le Département des Alpes-Maritimes, se sont associés pour présenter plus de 300 artistes.
Loin des clichés habituels « soleil, plage, mafia et… vieux !.. », Nice et la Côte d’Azur restent, il est vrai, un formidable laboratoire d’idées. Ces deux manifestations furent l’occasion de présenter une histoire riche en mouvements, en événements, comme en personnalités.
Depuis 60 ans, avec les diverses tendances qui ont traversé l’Ecole de Nice (voir l’ancienne Chronique), puis à travers des lieux comme La Station, Le Hangar St Roch, Le collectif des Diables-Bleus, La Spada et le chantier 109, grâce à l’Ecole Nationale La Villa Arson, à des galeries indépendantes (Ferrero, Sapone,..) ou à des galeries associatives, Nice et sa région ne cessent de faire émerger ou d’accueillir des artistes dans une dynamique exceptionnelle. « Une dynamique qui se réinvente au fil du temps et de l’évolution de l’art, tout en tenant compte des paramètres sociologiques ou politiques qui dépassent le seul champ de la création » comme l’indiquait le flyer de la dernière manifestation.
En tentant de sortir des repères habituels, ces deux ensembles d’expositions et d’interventions ont mis à jour la plupart des multiples aspects et les diverses démarches artistiques passées et celles qui se font jour. A travers ces rapprochements, dans leurs différences, est mise en scène chaque fois la richesse intrinsèque de la créativité d’une région.
Toutefois, tout ne se joue pas dans ces espaces. On peut passer à côté de l’essentiel si par curiosité ou par passion, on se limite aux lieux officiels ou officialisés. Tout près de la Méditerranée, entre Cannes et Menton, vivent et travaillent également nombre d’artistes isolés ; ils poursuivent leur œuvre inlassablement hors des médias et des coteries. Il ne faut pas les rater, ils sont souvent parmi les plus originaux ou les plus créatifs. La Chronique de ce jour est l’occasion de mettre en exergue l’un d’entre eux : Guy Champailler.
Champailler Guy 1955-
Guy Champailler est né à Firminy, près de la maison de la Culture de Le Corbusier. Toutefois, il travaille depuis les années 70 dans la région de Nice. A ses débuts, il a connu la mouvance des mouvements qui sont à l’origine de l’éclosion de l’Ecole de Nice, en particulier Supports-Surfaces.
Totalement inclassable et provocateur par ses débauches d’idées, Guy Champailler s’est d’abord dirigé vers un art inqualifiable, une sorte d’art brut qu’il développe dans une production d’œuvres très diverses : Sens interdit, Bouteille d’eau nucléaire, tableaux et sculptures informatique, etc.. Ces éléments ont été proposés en 1988 lors d’une exposition à la Galerie M et M intitulée « Zone d’intenses activités »
Il déploie ensuite une « surface support » qui va déboucher sur d’immenses sculptures horizontales « aussi vastes que larges », dont l’une fut présentée en 1990 à la Galerie Z’Editions, gérée par l’éditeur et artiste lui-même Alain Amiel, alors Rue Bavastro à Nice, derrière l’Eglise du Port. L’artiste en décline alors un nombre considérable d’Ombres.
Convoquant de multiples éléments, l’espace est revisité à travers des équivalences de matières. Ce travail est alors formalisé dans un livre remarquable L’art processif (1997) qui oeuvre sur le concept d’horizontalité, aujourd’hui popularisé avec succès par le journaliste américain Thomas L. Friedman. Son projet est de proposer des œuvres utilisant les matériaux et les concepts de l’époque pour induire ce que ne peut faire ni la science, ni les technologies, introduire les « valeurs de l’époque ».
Ensuite, il met en place dans son atelier à Mouans-Sartoux un art construit toutefois non affilié, fait d’oppositions de couleurs et de matériaux. Progressivement, ses grandes structures se sont allégées, l’aluminium a remplacé l’acier. Mais son évolution ne se limite pas là, elle prend des directions multiples. Créer des formes ne lui suffit plus, ce qui l’intéresse désormais est de tisser des liens, des ponts et de générer des systèmes. En permanence, il joue sur les contrastes, les oppositions et les tensions ; il n’hésite pas à insérer des photographies hyperréalistes et symboliques, en lien avec l’actualité.
Difficile de repérer un tel artiste qui de plus se livre peu et qui a horreur des flagorneries ! Délicat de le faire entrer dans un mouvement ou de le qualifier par un seul concept. Son œuvre est dense, multiforme, changeante…, elle s’inscrit dans une immense culture artistique, mais pas seulement. Son travail, en fait, participe totalement de la culture de la complexité, il éclaire d’un autre regard - que ne le font Edgar Morin, Jacques Robin ou Joël de Rosnay avec son Macrocospe - la réalité complexe et incertaine qui nous entoure. Guy Champailler élabore des « miroirs » du quotidien pour décoder une complexité qu’il souhaiterait à l’encontre de ce qu’elle est actuellement dans la société, une complexité comprise, acceptée, maîtrisée et… apaisée. Les lignes –y compris de ces « gratte-ciel » sont agencées et les couleurs lumineuses et agréables à l’œil.
Toute cette débauche de formes et de couleurs à partir d’objets ou d’évènements du quotidien se veut éviter cependant la fixation des stéréotypes ; pour lui : « l’image est le discours de l’objet ».
Sur son site, Guy Champailler ne se cache pas d’une situation difficile pour son art et pour lui-même :
« Je suis entièrement responsable de ma situation et je n’ai pas eu le courage de me suicider, je suis ce que je suis et je n’ai pas pu faire autrement. D’une certaine manière je suis autiste, ce n’est pas une manière de me dédouaner d’une lucidité qui me ferait défaut. Je vois le monde qui m’entoure parfaitement transparent dans ce qu’il est comme dans son organisation, cette perception n’est cependant pas continue, elle reste pendant des jours entiers hors d’atteinte, impossible de parvenir à quoi que ce soit d’intelligible, noyée dans une stupeur trouble, j’attends que le temps s’éclaircisse, redevienne praticable. Ainsi j’ai pris l’habitude autour de l’atelier, de laisser dans des récipients pourrir de l’eau, des liquides divers, des sortes de soupes assez repoussantes. Mais au bout de quelques mois, je suis toujours surpris de constater que des micro-organismes ont fait leur apparition et que les liquides sont devenus presque appétissants, translucides. Je sais que je suis une soupe, il suffit d’attendre. »
Guy Champailler en aucun cas ne se décourage ; il y puise même un renouvellement permanent et une continuité indéfectible.
« J’ai l’habitude de dire : je mène une action. Une action pour quoi faire ? Pour comprendre ce qui arrive et dans ce qui arrive : ce qui me concerne. Or je suis concerné par la construction et la déconstruction, mais aussi par la destruction. Nous savons que la déconstruction peut avoir un sens positif puisque sa méthode a pour but la constitution d’un savoir. En déconstruisant un texte ou un objet, nous apprenons autant qu’en le construisant. La philosophie déconstructiviste est passée par là. Toute ma vie j’ai cherché à savoir quelque chose sur les objets et les images. Cependant j’ai souvent détruit, ce qui est tout autre chose, détruire est parfois un acte violent pour la chose et pour soi-même, chacun en fait les frais. Où chacun retrouve là une pulsion inconsciente qui, elle, sait parfaitement ce qu’elle veut : elle veut un plaisir. Ce plaisir sera toujours caché, pas question d’en faire l’étalage et le corps y trouvera son compte. Le pourquoi de l’acte de détruire trouvera maintes raisons, de la contrainte aux jeux jusqu’à la fourberie, une sorte de mise en scène de soi catastrophique. Où est la source de cette ambivalence du construire, elle est essentiellement dans un fait : un objet du plus simple ou plus complexe, contient une infinité d’images et ces images sont contradictoires. Donc toute personne qui construit aura affaire à des images impératives qui seront positives et conduiront à un savoir, négatives et conduiront à un abîme. Tout objet provoque une danse des images et celles-ci font agir. Elles mènent à des actions qui peuvent surprendre, images qui se mêleront aux rêves et à tout l’appareil inconscient que nous portons. Construire et déconstruire procèdent du même fondement, d’une certaine manière ces deux termes sont superposables. J’ai d’ailleurs réalisé dans une installation où les parties construites sont au-dessus de parties détruites et l’ensemble ne choque pas, on peut même dire qu’elles vont très bien ensemble. Je crois que le chemin d’une vie se construit et qu’il est bordé d’abîmes et que c’est au bord des précipices que l’on a les plus belles vues. Dans l’installation qui sera présentée cet été, le signe en abîme sous couvert de chemin où roulent des camions a la forme d’une croix gammée qui pour nous européens est l’abomination absolue. Pourtant quant on voit l’ensemble des parties construites, tout semble absolument normal, c’est à peine si l’on remarque la négation qui se déploie sur 25 mètres carrés. Il ne faut pas croire que l’artiste décide de tout, il agit autant qu’il est agi, car les images sont trans-personnelles et appartiennent à tout le monde. Les images des objets que je fabrique ne sont pas les miennes, et je ne décide pas de quelle nature elles seront, elles s’imposent, je suis, du verbe suivre. L’artiste ne doit pas censurer les images négatives, il doit leur accorder la même attention. Dans mes images numériques elles ont, quelle que soit l’orientation de celles-ci, la même position. Il me semble que les deux termes, construire et déconstruire pourraient s’additionner et produire le terme de constituer qui est de rassembler des éléments en vue d’un ensemble. Un ensemble ayant l’esprit large si je puis dire, qui serait une multiplicité où de multiples degrés seraient possibles. Je ne construis pas, je ne détruis pas, je constitue. Une complexité qui n’exclut pas le précis autant que la défaillance. »
Guy Champailler, Entretien avec Alain Amiel
Pour en savoir plus, son site :
http://www.champailler.com/
« L’image est le discours de l’objet »
Objet Central
Objet/Installation, l’œuvre se présente comme un ensemble de formes disparates qui se répandent sur une surface plane homogène ; la répartition plus ou moins régulière pourrait suggérer l’évocation de structures géométriques empruntées à divers domaines de la construction, comme l’esprit des jeux lego, celui des éléments modulaires industriels ou plus prosaïquement celui des buildings que l’on pourrait voir évoluer dans une architecture futuriste digne des projets de Sant’Elia.
Cependant, la disposition et la répartition des volumes présentent une originalité si particulière qu’elle ne pourrait se limiter à une inscription dans un répertoire figé de la création artistique. Les subtils rapports de forme, l’éventail des nuances colorées et les emplacements sélectionnés confèrent déjà une unité stylistique propre à lui donner le statut d’œuvre d’art et notamment de sculpture, suggérée en particulier par la présence du support qui a valeur de socle.
L’architecture
L’architecture est omniprésente par l’utilisation du vocabulaire de base qui lui est emprunté (les colonnes, les arcs, les pilotis,..,) mais il n’y a pas que cela.
La morphologie générale, dans son apparente simplicité présente une série de variations qui accentue la multiplicité des rythmes. Les différences de hauteur des cylindres ou parallélépipèdes, les volumes arrondis ou cubiques, l’alternance des pleins et des vides font immerger le spectateur dans un univers Cézannien à la fois destructuré et restructuré, dans lequel pourraient se côtoyer les volumes géométriques de l’Art Concret et les assemblages de l’Art Minimal. Cercles, triangles, et carrés participent à l’impression mathématique. L’orthogonalité des lignes tendrait à accroître la rigueur des formes si les couleurs n’étaient pas là pour illuminer l’ensemble de la composition.
A la déclinaison savante des nuances de gris s’ajoutent les couleurs primaires qui ponctuent les multiples espaces à la manière des rythmes colorés qu’affectionnait Mondrian dans sa période américaine.
Disparition de la chose, présence de l’objet …mais qu’en est-il vraiment de son statut ? L’objet est ici non identifiable, ni consommable, ni symbolique. La perte de son sens lui confère une valeur beaucoup plus générale, engendrée par ce qui compose son identité (arêtes, volume, lumière, espace et chromatisme…) ; les différents objets présentés se proposent comme le parangon d’une réalité, pas forcément liée aux références artistiques qui relèvent de l’implicite, ou aux codes de représentations traditionnels.
Par l’ampleur de son échelle, cette installation permet l’immersion du spectateur dans un univers qui le rassure, débordant de citations et de clins d’œil artistiques, où l’image de synthèse se confond avec la présence réelle de l’objet ; réels ou virtuels, les objets ne semblent renvoyer que leur propre image, la dense matérialité de leur concept.