Julien Bouillon ou l’hétérogénéité des propositions (2/3)
Ses œuvres
Difficile de mettre en avant un corpus d’œuvres bien identifiable chez Julien Bouillon et par là un cheminement cohérent avec une progression ; ce qui déstabilisent la plupart de ses crtitiques d’art !.. Son travail se définit d’abord par une non-spécialisation, avec une volonté opiniâtre de dénoncer tout style remarquable. Privilégiant les mots et les discours, ses productions cherchent à éviter toute reproduction systématique. Les approches les plus différentes qu’il met en scène, que ce soit la photographie, la vidéo ou ses installations mixtes sont envisagées dans le seul projet de servir un propos.
Féru d’Histoire, et notamment de celle de l’art, chaque production peut apparaître comme « des commentaires cyniques ou désenchantés vis à vis des symptômes de la scène artistique. (..) Ainsi donc les images produites par l’artiste se présentent-elles comme autant de territoires glissants à la manière de cette vidéo en images de synthèse, intitulée Double Vega, dans laquelle une courte séquence montée en boucle renouvelle sans fin la chute d’un dé. Hormis le titre qui englobe la réalité d’une constellation et le fantasme d’une ville où règne le jeu de hasard, aucune anecdote n’est livrée. Le dé qui porte sur ses faces une numérotation aberrante interpelle le regardeur de manière parfaitement incompréhensible comme certains signes du réel, mais aussi de l’art. »
Julien Bouillon questionne ainsi tout à la fois le statut des objets et celui des images ; il « joue » tout autant sur leur ambiguïté et sur leur « destin » dans les divers domaines de la culture. Ce faisant, son projet est éminemment épistémologique et didactique : il est d’interpeller le regard du visiteur sur les questions qui affectent les arts. Sa pratique est à la fois directe par ses productions et indirecte par un métadiscours qu’il se plaît à rendre le plus souvent ésotérique, de peur de lui en dire trop ou de formater son regard.
« Julien Bouillon est un observateur attentif des problématiques qui animent les débats de l’art contemporain. L’intérêt qu’il porte aux signes à travers lesquels l’art se manifeste, est mu par une curiosité naturelle en même temps que par un souci éthique. Ce regard inquiet, parfois critique, qu’il pose sur le présent de l’art détermine dans sa pratique un détachement du faire. L’artiste dit fréquenter l’atelier avec inconstance, on l’y trouve pourtant assez régulièrement. Sans doute préférerait-il produire en réponse à une situation d’exposition. En attendant que vienne l’opportunité, il réalise des pièces sporadiquement. Il s’agit de ne pas céder à la compulsion, de substituer au plaisir de faire un principe d’économie qui permettrait au discours de se constituer dans une dimension intellectuelle et poétique.
L’hétérogénéité des propositions de Julien Bouillon, leur raréfaction aussi, viennent de la volonté de prévenir le travail de toute réification. Dans sa stratégie touche à tout, Julien Bouillon adopte une attitude faussement désaffectée qui pourrait bien faire écho à cette réplique de Carpenter, un personnage de Laura (1944) d’Otto Preminger qui déclarait : “Je suis très calé en rien, mais j’ai des idées sur tout, je crois que c’est très pratique en fin de compte.” »
Catherine Macchi, 2004
Depuis 2008, Julien Bouillon pour justifier son image d’artiste semble revenir à la pratique d’une peinture ; elle se veut presque primitive. Parallèlement, il endosse une approche très personnelle de la photographie. Sur ce dernier plan, son approche est double, bien qu’en synergie. D’une part, il photographie ses peintures, d’autre part, il travaille la notion de hors champ sur des sites paysagers significatifs -des panoramas reconnus- ou des points névralgiques de l’histoire de l’ancien Comté de Nice.
« Qu’il soit en couleur ou en noir et blanc, chaque tirage se dérobe à sa nature, rejouant soit la photo noir et blanc, soit le négatif. L’effet qui en résulte est celui d’une image surnaturelle. Hauts lieux de mort et de chute des corps, devenus des vedute touristiques, ces paysages ainsi photographiés ont l’opacité de la peinture. Ils se donnent à la manière de décors vides, empreints de gravité, qui pourraient être ceux de tableaux renaissants. L’Aven de la Charogne à Caussols, gouffre noir et béant modelé par le cours de l’eau, où venaient s’abîmer moutons et autres bêtes infortunées, est montré comme un espace sans horizon par l’intermédiaire d’un cadrage en plongée. Inversement, le Saut des Français à Duranus est cadré en contre-plongée soulignant ainsi le dernier mouvement d’ascension des jeunes révolutionnaires français avant leur mort, faits prisonniers par les Barbets qui leur ordonnaient de sauter dans le précipice au nom de la République. La nécropole moderne désolée, située le long de la route de Grenoble à la sortie de Nice, avec ses alvéoles en attente est perçue comme un lieu fantomatique vers lequel l’objectif plongerait irrémédiablement. Une même dimension mortifère est contenue dans le cadrage photographique très serré de la colline du château à Nice dont les éclairages nocturnes spectaculaires virent au verdâtre. Ancien espace offensif, pris d’assaut à plusieurs reprises, lieu de multiples morts violentes, mais aussi belvédère sur la ville et la mer, le site domine un monument aux morts à l’architecture terrible, en même temps qu’il veille sur Notre-Dame des Fonds Marins engloutie à quelques mètres de là. Le hors champ de ces deux éléments, en même temps que l’histoire complexe dont l’image est issue, donnent au cliché une intensité dramatique d’autant plus insidieuse qu’elle nous parvient cryptée. »
Catherine Macchi, 2004
Dans les deux cas, tout est dans l’ambiguïté générée pour soulever le débat. Dans dans son exercice de la peinture, ce plasticien dit « pratiquer la soustraction, et non pas l’abstraction ». Il en résulte un certain éparpillement silencieux des motifs et des façons de les traiter ensemble ou séparément. Ses photographies, en éloignant de sa peinture par son prisme et les traitements numériques permis, leur redonnent « quelque chose » de leur dimension propre. Pour lui, dans cet éloignement naît la valeur artistique. Dans le second cas, ses cadrages, ses hors champs et l’histoire supposée ou réelle de ces lieux souhaitent susciter la mystérieuse émotion que l’art contemporain a perdu…
A nouveau, son projet est très conactif ! Il souhaite se pencher sur « les processus de résurgence des images », tout en s’interrogeant sur le rapport entre la peinture et la photographie, y compris en tant que processus interprétant, sur les modes de construction des œuvres et sur le destin qu’elles subissent à travers le temps, au gré des évolutions anthropologiques de l’art. Pour lui l’acte de photographier fonctionne comme une « coupure interprétante » entre le travail et le produit, entre la valeur culturelle et la valeur d’exposition, entre le signe crypté et la marchandise dont il est l’auteur.
Joseph Mouton : - Cher Julien, est-ce que la série sur laquelle tu travailles actuellement a quelque rapport avec « la Mort de la Peinture » ?
Julien Bouillon : -Ah non !... (rires) pas ce genre de questions, s’il te plaît !
J. M. : - Je ne la pose que pour te permettre éventuellement d’écarter toi-même certaines mauvaises interprétations.
J. B. : - Trop aimable ! Il se trouve en réalité que je n’ai pas pratiqué la peinture pendant de nombreuses années. Lorsque j’y suis revenu récemment d’une certaine manière , c’était avec l’idée d’en tester pour moi l’effectivité - la vie , si tu préfères - non sans la « naïveté » qui accompagne nécessairement la pratique dans ces cas-là. Mais la raison historique qui m’a conduit à reprendre la peinture n’a rien à voir, dans mon esprit, avec les tartes à la crème de la peinture toujours/déjà morte et déjà/toujours ressuscitée. Ce qui m’intéresse plutôt, c’est un rapport de la peinture à la photographie... Je sais que ça ne date pas d’hier...
J. M. : - Justement, tu me parlais l’autre jour de « photographisme » par opposition au pictorialisme : par renversement du pictorialisme. J’ai envie de te demander où tu veux en venir avec ce « photographisme », et donc avec les peintures photographiées que tu désignes par ce terme dans ton travail actuel.
J. B. : - C’est assez difficile à expliquer, parce que le travail est assez neuf, et surtout, faute de moyens je n’ai pas pu voir jusqu’à présent ce que la série donnait à taille réelle, c’est-à-dire dans le format d’agrandissement prévu (1 m x 1 m). Parlons plutôt de mes intentions, si tu veux. J’aimerais d’abord que l’acte de photographier (rendu emphatique via l’agrandissement) fonctionne comme une coupure. Coupure entre le travail et le produit, entre la valeur cultuelle et la valeur d’exposition, entre le signe crypté et la marchandise. Bien sûr, on revient là aux problématiques benjaminiennes « classiques ». La différence, je veux dire - sans prétention - l’approfondissement dans lequel je crois me trouver objectivement, comme artiste du XXIème siècle, et subjectivement comme auteur de cette coupure interprétante, ça réside dans le fait que ce qui va advenir au tableau photographique pourrait s’appeler « valeur artistique » plutôt que « valeur d’exposition »...
J. M. : - Tu veux dire que le « photographier » assure au « tableau » sa « valeur artistique » ?
J. B. : - Oui. La valeur d’exposition, avec toute l’ambivalence dont elle se charge chez Benjamin, n’est plus vraiment à l’ordre du jour. En tant qu’elle s’est complètement incorporée à l’œuvred’art (« Il y a-t-il une oeuvre qui ne soit pas d’art ? » M. D.), elle s’identifie désormais avec le caractère artistique lui-même, le « ça vaut d’l’art » qui permet à n’importe qu’elle oeuvred’art de pouvoir s’échanger avec n’importe quelle autre. Du coup, la valeur auratique ne se distingue plus de la valeur d’exposition ; elle se confond plutôt avec elle pour rayonner d’art partout où de l’art vaut comme tel.
J. M. : - En instaurant cette coupure de la photographie...
J. B. : - ... numérique, ce qui signifie qu’en droit, tout ce que l’on voit peut avoir été retouché sur l’écran de l’ordinateur. Pas d’agrandissement sans technique digitale.
J. M. : - Oui, oui. Je disais : en instaurant cette coupure de la photographie, tu l’exhibes aussi bien comme le nouveau sortilège dans lequel la pratique artistique ou soi-disant telle se trouve fatalement prise. Tu fais donc un travail critique. Tu déconstruis la « valeur artistique ».
J. B. : - Tu l’avais remarqué ?-
J. M. : - Oui. Non, j’essaie de t’interviewer, simplement. Et si je t’interviewe, franchement, je vais te demander : « Mais à ce moment-là, pourquoi peindre d’abord ? Et qu’est-ce que tu peins ? »
J. B. : - La peinture est le médium de l’héroïsme moderne, mettons. C’est comme ça que je la prends ici en tout cas. Moi je repeins cet héroïsme moderne à l’échelle d’un tableautin, avec une miniaturisation des gestes telle que la peinture y est moins reprise que représentée. Pour les motifs, j’essaie de les chercher sur tout le spectre de la peinture qui s’est peinte à l’ère de sa valeur artistique universelle, soit au moment où elle vaut les installations, les photographies, les films, etc. D’où cette conséquence que mes motifs mini-picturaux pourront indifféremment se tirer des autres médiums artistiques de l’époque.
J. M. : — Est-ce que ça veut dire que tu es anti-héroïque ?
J. B. : — Pas vraiment. C’est plutôt mon « photographisme » qui, comme un sismographe enregistre des secousses anti-héroïques qui ne sont pas de mon fait. Quant aux agencements de motifs, lorsqu’il y en a, ils ressortissent apparemment au sampling ; mais je voudrais idéalement qu’on y pressente comme un cryptage. C’est pour ça que je parlais de « signe crypté » tout à l’heure. Ces peintures dérobent pour moi un point de fuite intra-artistique. Ça qu’on ne voit pas justement en elles. Mais je parierais qu’à ne pas le voir, on y entendra NON.
J. M. : - Non ?
J. B. : - Autrement dit, je pratique la soustraction, pas l’abstraction. De la négativité qui ordonne la soustraction dans ma pratique de la peinture, se déduit un certain éparpillement silencieux des motifs et des façons de les traiter ensemble ou séparément. De ce silence à son tour, se déduit peut-être la photographie, comme elle éloigne la peinture tout en lui redonnant quelque chose de sa dimension propre. De cet éloignement provient la valeur artistique (ici la valeur artistique ajoutée visiblement), soit la beauté bourgeoise...
J. M. : - Et de cette « beauté bourgeoise » procède la valeur culturelle, non ?
J. B. : — Oui... (rires) oui, en effet, pourquoi pas !?
Interview de Julien Bouillon par Joseph Mouton
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