Si Cupidon n’y est a priori pour rien, le nom de L’Amourier n’a pourtant pas été choisi par hasard. Nom du quartier où se situe la maison d’édition, cet endroit était jadis planté de mûriers (amourier en occitan). Un arbre dont les feuilles sont utilisées pour l’élevage des vers à soie. « On est ici dans le tissage, dans la patience et l’obstination, le textile : dans l’amour des textes en somme ». Situées à Coaraze, village de l’arrière-pays niçois accessible par de petites routes tortueuses, les Editions L’Amourier sont le reflet de leur créateur. Ici, on prend le temps, entre deux récoltes d’olives donnant une huile précieuse, de construire, quasiment à la main, des livres atypiques pour « dire là quelque chose du monde qui ne se dit pas ailleurs », comme l’a écrit Raphaël Monticelli dans Basilic, la gazette de l’Association des Amis de L’Amourier. Ébéniste puis facteur d’instruments de musique, Jean Princivalle avait installé ici son atelier, où ont travaillé jusqu’à six ouvriers. Un passé d’artisan et une âme de paysan, dont le mélange donnent un parti pris esthétique bien à lui : « police à gros caractère, empreinte forte, garamond gras… ». Et une langue liée elle aussi au terroir. Féru de lecture depuis l’enfance, Jean Princivalle a toujours écrit et s’est aussi essayé à la gravure. « Il était logique que j’en vienne à l’édition, une sorte de retour à mes premières amours et aux modes d’expression privilégiés de ma jeunesse. »
150 titres au catalogue
Autodidacte, il découvre en expérimentant et met un jour le doigt dans une presse à gravure, pour ensuite y plonger tout entier. 1994 fut l’année du tournant. « J’ai passé cette année-là à monter un atelier, acquérir une presse, choisir des casses de caractères, trier du plomb ». Le premier ouvrage, paru en mars 1995, s’intitule L’Enfant du Paillon, sur papier chiffon et imprimé en offset, et propose un texte d’Alan Pelhon en écho à une sculpture publique de Derez A. Derez. Livre « enfant » aussi puisque constitué de douze pages dont quatre de dessins. Un objet inhabituel, qui a intéressé le public. « Je voulais faire des livres originaux, confirme Jean Princivalle. Le deuxième, je l’ai signé moi-même et il a tous les défauts ! ». « Brouillon » de la collection Grammages, il a dû être modifié car Jean Princivalle ne parvenait pas à le mettre en typo.
Démarrée tel un loisir, cette activité a rapidement pris de belles proportions, comme une sculpture qu’on modèle au fil des inspirations. « Un jour, j’ai rencontré Michel Glück à une lecture de Charles Juliet au Monastère de Saorge, se souvient Jean Princivalle. Nous avons discuté et avons décidé qu’il allait écrire sept livres sur la création artistique mise en rapport avec la Genèse ». Aujourd’hui, les Editions L’Amourier publient une dizaine d’ouvrages par an, comptent plus de 150 titres à leur catalogue composé de 12 collections et accueillent 80 auteurs et 50 illustrateurs. Parmi les premiers à avoir franchi le cap de l’impression numérique, Jean Princivalle aime à la mélanger à des techniques classiques, plomb et offset, qui ont aussi leurs avantages.
L’histoire s’est poursuivie au fil des rencontres, « les textes arrivent d’abord par amitié », puis en partant à la découverte de manuscrits très variés. « La diversité est confirmée par la contribution de chacune des six personnes qui constituent le comité de lecture, dont Alain Freixe et Raphaël Monticelli, qui ont démarré l’aventure avec moi. Hormis les critères de qualité autour desquels nous nous rassemblons, il est évident qu’autant de sensibilités différentes ne sauraient aboutir à une ligne éditoriale stricte, étroite, ni même bien définie. Notre choix est de privilégier des écritures originales, poésies et textes en relation avec des œuvres plastiques, proses atypiques et formes narratives courtes ». L’Amourier, c’est aussi un style graphique qui s’affine grâce Bernadette Griot qui, devenue associée, y a apporté sa touche et sa personnalité. « Elle est non seulement la tendre moitié du fondateur mais représente aussi une grande moitié du devenir de la maison ! ».
Les plasticiens participent également à l’enrichissement de ce style, par leur contribution allant bien au-delà de l’illustration.
Légende fleurie
Témoin de cette philosophie, l’une des dernières parutions : La Légende fleurie, de Raphaël Monticelli, avec des dessins de Martine Orsoni, relatant l’histoire d’une trentaine de saints et saintes du calendrier ou de la géographie. « Au début des années 90, j’ai découvert le travail de Martine, qui était en train de préparer une exposition à partir de sa série La Légende fleurie, et l’on m’a demandé d’écrire les textes de présentation, se souvient l’auteur. Son univers m’a interpelé et je me suis dit que je n’avais qu’une chose à faire : raconter les histoires qu’elle montrait ». En 1995, le catalogue de l’exposition a été donné à Jean Princivalle. En 2009, il a eu l’accord pour la réédition du livre. Raphaël Monticelli s’est donc penché à nouveau sur la question. « Écrire sur les saints au début du XXIe siècle est une démarche particulière, confesse-t-il. Mais elle ne relève pas d’un militantisme clérical, ni anticlérical. Écrire une légende, c’est sortir de soi et se concentrer sur un imaginaire collectif ». Avec humour ou gravité, les textes et dessins, tous enrichis pour l’occasion, présentent ces figures saintes en prenant des détours inattendus. « Cette Légende renoue avec l‘innocente impudeur et la croyance incertaine des enfances ébahies par l’utopie des paradis et le pouvoir des rêves ». Un voyage dans l’émerveillement, teinté d’un érotisme que l’on retrouve souvent dans l’œuvre de Martine Orsoni. « Et qui fait référence à l’indéniable charge érotique des saints dans les églises ! », s’amuse Raphaël Monticelli. Féministe, ce dernier se pose en défenseur de ces femmes qui ont réagi avec tact aux pires humiliations et se moque, avec bonhomie, des hommes de pouvoir. On y découvre une Marie dans ses apprentissages de l’écriture et de la lecture, ou Joseph, à la fin de sa vie, grand connaisseur des écritures. D’autres personnages étonnants s’offrent à nous : Saint Georges de la Manade de Marie ou Saint Ambroise, premier à lire sans labialiser. Une histoire d’amour des mots, encore…
Révolution numérique
Si Jean Princivalle a le goût du beau travail, cela ne va pas sans un certain sens des réalités. Sa démarche est courageuse, « et surtout inconsciente », comme il aime à le préciser. Toujours à l’avant-garde, il s’intéresse de près à l’E-book, dont il vient d’acheter un modèle la veille. Il participe à de nombreux colloques sur la question, dans lesquels il rencontre d’autres acteurs du livre, « qui ont peur qu’on se passe d’eux dans cette nouvelle aventure ». Il mène une réflexion autour de ce thème : comment mettre en œuvre une dématérialisation qui ne coûte pas plus cher et qui fasse vivre l’auteur et l’éditeur ?
« Il faut voir l’E-book comme un complément, car le risque de pillage est majeur et la fragilité du modèle est grande, quand on voit à quelle vitesse vont les révolutions technologiques ». Autre problème de l’édition : Jean Princivalle s’inquiète de voir le manque de curiosité du public. « Chaque livre a un potentiel de 2 000 à 3 000 lecteurs, estime-t-il. Encore faut-il qu’ils soient informés de la parution du livre ». Et, malgré ses campagnes de communication, les articles dans la presse se font rares. « On nous répond : on vend ce qui se vend ». Contre vents et marées, du haut de son village, Jean Princivalle continue de filer le parfait amour avec les livres et la famille s’agrandit de jour en jour.