Venise est une scène de théâtre.
Construite sur un plancher de bois, son sol repose sur une vaste forêt sous-marine de madriers, le zatterone (qui a donné son nom au Zaterre, cette immense estrade longeant le canal de la Giudecca).
Les hommes qui s’y promènent jouent leur partition sur ce plateau, au décor de silhouettes d’églises aux clochers pointus, de palais et de ponts, images à découper au ciseau.
Venise vient d’ailleurs.
Rien ne vient du lieu géographique appelé Venise : ses racines sont des troncs qui s’enfoncent dans la terre.
Ces pieux proviennent des Balkans et des Alpes, sur lesquels est posé un plancher de bois venant aussi des forêts des Balkans (longtemps sous domination vénitienne). Ce sol est ensuite recouvert de granits très compacts provenant d’Istrie.
Les maisons, palais et églises sont en marbre poli et surtout en briques, ces milliards de briques rouges, qui, comme des atomes favorisent des jeux de construction à l’infini.
Enserrant ou surplombant des éléments de pierres taillées ou sculptées, elles qui donnent aux façades vénitiennes ces rouges indéfinissables jouant si bien avec la lumière.
Leur usure noble indique aussi le temps qui passe.
Venise aime l’or.
Au crépuscule, les eaux de la lagune se recouvrent d’une mince pellicule d’or.
A l’heure bleue succède l’heure dorée. Comme si cela ne suffisait pas les marchands et les Princes ont plaqué d’or fin les églises, les palais, les coupoles.
Pour rivaliser avec le soleil, pour lui dire de ne pas trop s’y croire, que l’homme Prométhée le défie, comme Vincent ou ses tournesols qui n’ont pas peur de le fixer et d’en jouir comme une cigale.
Venise est une canopée.
Juchée sur une forêt de millions de troncs en chêne rouvre, un bois très résistant à l’eau, qui la cloutent selon la méthode simple et millénaire du marteau, dans la vase jusqu’à la carento, la couche la plus dense du limon alluvial dont l’élasticité les empêche de se fissurer.
Venise est une gondole.
Cette drôle de barque dissymétrique à fond plat avec une charpente en chêne, un fer de proue et un fer de poupe ne ressemble à aucune autre.
Chaque gondole est constituée de 280 pièces de bois différents (chêne, noyer, tilleul, sapin, acajou, cerisier, etc) de toutes origines et la forcola, cette pièce bizarrement ouvragée sur laquelle repose la rame unique est en bois indonésien.
Venise n’a pas de rues, mais des rios, des fondamenta, des campi, des campielli, des piazettas, des corte, des riga, des sotoportego, des ramos, etc., toutes appellations pour se fourvoyer dans le labyrinthe de ses circulations.
On se perd toujours à Venise, débouchant sur des cours fermées, des canaux, des murs.
On rebrousse chemin plusieurs fois par jour dès qu’on quitte les itinéraires balisés. Des passages étroits débouchant sur des grandes places ou l’inverse, des minuscules portiques ouvrant sur de larges voies, les circulations à Venise sont uniques, improbables, jamais vues.
Dédales semblables à des neurones étoilés, escargot, yin et yang, signes de l’infini inscrit dans la géographie de cette ville sans angles droits, Venise est sans limites.
Venise n’a pas de bus, mais des vaporetti, des bateaux stop qui parcourent les îles de la lagune et les sestieres de la cité.
La balade le long du Canal Grande avec son défilement de palais, de ponts, d’églises dans un travelling avant ou arrière est un ravissement, le passage sous le Rialto constituant l’apothéose.
S’ouvre alors un ballet insensé de gondoles louvoyantes, de mostocafo nerveux avec leurs traines blanches, de lumières colorées, de pontons couverts, les fermata, d’où arrivent et partent les vaporetti pour le Lido, San Marco, Academia, Ferrovia, Piazzale Roma, des noms qui font rêver longtemps après.
Au delà du plus agréable des transports, le vaporetto offre une mini croisière, une traversée, un périple dans des eaux berçantes d’une lagune infinie.
Venise nous fait marcher.
Pas de voitures, de feux rouges ou verts, de routes, de passages piétons. Nous redevenons des marcheurs impénitents parcourant les 117 îlots de la Sérénissime, des flâneurs portés par un regard jamais rassasié de formes, de couleurs, de lumières, admirant sa beauté excessive piétinant les âges.
Venise aime les palais.
Le long du Canal Grande, aux fondachi, ces maisons de commerçants (avec entrepôts au rez de chaussée et piano nobile pour l’habitation du maître), ont succédé des palais rivalisant de richesses et d’or étalé.
Les marchands enrichis par le commerce ont voulu montrer leur puissance en plaquant d’or fin leurs façades, en les couvrant des plus belles pierres, de colonnades, de grandioses fenêtres dévoilant des rideaux écarlates, des lustres étincelants et des plafonds dorés.
Venito-byzantins, gothiques, renaissants, baroques ou néo-classiques, tous ces palais aux pieds dans l’eau ont traversé les siècles pour nous dire la grandeur de l’homme quand il s’entoure d’art et de culture.
Les Palais aiment Venise.
Nulle part au monde, ils se côtoient comme ici.
Couverts de marbre, d’or, de pierreries et de sculptures, ils déroulent amoureusement leurs façades de briques couvertes de plaques de marbre blanc le long du Canal Grande. Du vaporetto, la scène est mouvante, ils défilent lentement devant nos yeux.
Gothiques, byzantins, renaissants ou classiques, voire néoclassiques, chacun raconte son histoire.
Fortuny, un peintre qui a fait fortune dans les tissus, la Ca’ d’Oro, un des plus beaux, au style gothique flamboyant, le palais Labia de style baroque vénitien à caryatides, lieu de fêtes somptueuses, Ca’ Pesaro de Balthazar Longhena, l’architecte de la Salute, le Palazzo Vendramin où Wagner a rendu son âme, le Palazzo Gritti, devenu un des plus grands hôtels de Venise avec le Danieli, le Palazzo Grassi, un des hauts lieux de l’art contemporain, etc., il y en a tellement qu’on ne peut tous les décrire.
D’autres se sont installés dans les quartiers, dominant les campus, leur donnant parfois leurs noms, le disputant aux saints. Toutes leurs richesses, tous les styles venus d’ailleurs se sont concentrés dans leurs salons aux grandes fenêtres à arcades trilobées, partageant leur somptueuse intimité avec le promeneur qui lève le nez.
Construire des palais sur l’eau, quelle idée ! Il n’y a qu’à Venise que la folie des hommes a pu s’allier à l’esthétique extravagante de ces palazzi.
Venise aime la pluie, le vent.
Le pire mauvais temps n’est pas insupportable à Venise.
Venise se colore alors de cirés de plastiques, de parapluies de toutes les couleurs, de bottes bleues, jaunes, roses, ressorties sur les étals des magasins. Les gens se pressent sous la pluie comme dans les toiles d’Hokusai. Les touristes amusés font des photos. C’est tellement joli Venise sous la pluie.
Venise aime l’art.
Elle a attiré peintres, architectes, artisans qu’elle a ensemencé. Les riches commerçants qui l’ont peuplée et développée ont voulu l’embellir plus qu’aucune autre ville au monde. La religion chrétienne, exaltée, exubérante, m’as-tu vu, affirme son orgueil presque déplacé, mais son charme d’enfant capricieux ou de vieillard frivole nous séduit.
Venise aime les photographes qui le lui rendent bien en faisant d’elle la ville la plus cadrée au monde.
De la plaque d’étain au numérique en passant par le daguerréotype, le film souple, l’argentique, etc., Venise a toujours fait la joie des photographes de renom ou du dimanche.
Belle, mystérieuse, toujours changeante, ses points de vue fantasmagoriques frappent l’œil le plus blasé et ordonnent au doigt de fixer ce que l’imaginaire a perçu.
Car le réel est au delà de toute perception, on ne peut que tenter de le "fictionnaliser", lui faire raconter une histoire qui nous touche, qui nous rappelle quelque chose. Il y a toujours un "je me souviens" ou un "je veux me rappeler", dans le rêve impossible de figer l’instant dans une image à partir de laquelle l’histoire va se dérouler. Chaque photo est unique, elle le début et la fin d’un percept. Elle raconte un instant déjà passé, un temps arrêté pour l’éternité.
Mille ans d’art, d’intelligence et de culture concentrée, ce n’est pas assez pour la Sérénissime.
Encore mille, et encore des milliards de clichés puisqu’il n’y a pas de photo ratée.
Venise vénère son Arsenale, un mot venu de l’arabe dar es-senah, "maison des arts mécaniques".
Né au XIIe siècle. il couvre un dixième de la superficie de la cité.
Ses murs crénelés de brique rouge n’ont jamais eu de vocation défensive, la lagune et les marais suffisant à éloigner les ennemis.
Ils servaient plutôt à protéger les secrets industriels de la première chaîne de montage au monde, décrite déjà par un visiteur du XVe siècle : "la galère était remorquée par un bateau qui avançait alors que "des fenêtres qui bordent ce canal, on tend de l’une des cordages, de l’autre le pain, d’une autre les armes, d’une autre encore les balistes et les mortiers, et ainsi de tous les côtés et quand la galère eut atteint le bout du bassin, elle était complètement équipée".
Les arsenalotti ont aussi inventé le "préfabriqué".
Des galères en pièces détachées stockées dans les entrepôts, avec leurs armes et leurs voiles numérotées, prêtes à être montées. C’est grâce à une armada vite construite qu’à la bataille de Lépante, la coalition chrétienne a infligé à l’Empire o
Ottoman sa plus grande défaite sur la mer.
Venise a aussi inventé une sorte de sécurité sociale avec assistance médicale. Les meilleurs ingénieurs, artisans, architectes du monde y travaillaient. C’était la Silicon valley de l’époque. Grâce à sa marine, Venise a pu commercer dans le monde, ses bateaux sillonnaient toutes les mers et ont ramené chez eux les plus beaux bijoux, les meilleures épices, les produits les plus rares qui ont fait et continuent de faire de Venise, de la Sérénissime, la plus belle cité de l’univers.
Venise aime la nuit.
Aux crépuscules flamboyants succède une nuit noire dense, épaisse (Venise est peu éclairée).
Les silhouettes des palais, des dômes, des pointes de clochers sur fond bleu noir donnent à la ville l’air de sortir d’un conte de fée ou des Mille et une nuits. Les ombres démesurées se détachent sur les murs de brique ou sur les sols des fondamenta. Elles se suivent, franchissant les ponts dans des arcs de cercle parfaits. Dans les rios se mirent les façades tremblantes des maisons, les lueurs des commerces et des bacaros, les fumeurs à leurs portes. Sur le bassin San Marco dansent les vaporettis et les gondoles à quai amarrées.
Les touristes sont bruyants et leurs pas résonnent sur la pierre d’Istrie.
Au loin, les îles imperceptibles jettent quelques feux sur la houle et dans ce ciel infini, la Lune paraît toujours plus grande à Venise.
Venise aime les ponts.
437 ponts relient les quelques 120 îles ou îlots qui constituent la ville.
Pont des Soupirs, de la Miséricorde, du Paradis, de la Malvasia, de la Courtoisie, du Diable, du Purgatoire, de l’Enfer, du Nouveau monde, ponts aux noms de saints, de quartiers, d’hôpitaux (incurabili)...
Tous différents, plus ou moins richement dotés de moulages ou de sculptures. En fer, en bois, en marbre, ils franchissent les rios, ces canaux qui enserrent la ville, veines et artères d’un corps de pierres, de briques, de monuments somptueux.
Venise aime les puits.
Plus de 850 puits peuplent les quartiers de la ville (appelés sestieres).
Chaque campo a le sien, selon sa taille, quelquefois plusieurs, chaque palais aussi.
Pour vivre dans une cité sans source d’eau douce, il a fallu le génie vénitien pour créer un système écologique ingénieux de récupération des eaux de pluies grâce à une légère déclivité du sol qui les dérivaient vers des citernes dotés de tamis de sable fin pour les décanter.
Il n’y a pas deux puits pareils.
Certaines margelles sont d’une immense richesse décorative, de véritables œuvres finement sculptées dans le marbre ou la pierre. Elles portent des armoiries, des scènes, racontent des histoires. Du XIIe siècle presque à nos jours où ils ne servent plus (l’eau arrive par canalisation de Mestre), les puits sont une mémoire vivante de la ville.
Venise est un enfant.
On regarde Venise avec la bienveillance accordée à un enfant dont on sait les jeux frivoles et les vanités humaines. Notre regard est amoureux comme celui d’une mère pour son enfant, qu’elle aime tel qu’il est, chérissant même les défauts nés de son individualité, de l’indivisibilité de son être.
L’amour d’une mère est infini, il est Dieu, il est le ciel, il est l’ailleurs, mais pourtant l’ici et maintenant, le toujours, toujours là.
Venise est un masque.
Autre symbole de la Sérénissime, le masque de carnaval dont on dit qu’il durait plusieurs mois, remettant en question l’ordre social, faisant côtoyer toutes les classes dans des cavalcades étranges. L’homme masqué comme miroir d’un univers fantasmagorique.
Venise endort.
Après déjeuner, après l’amour, après la nuit, longues siestes et siestes pour se remettre de la sieste, longues nuits et grasses matinées.
On dort bien à Venise.
Venise fait penser.
Philosopher ici est naturel, quotidien, nécessaire.
La lumière, l’eau, la vie, tout se mêle et devient pensée, recherche de sens.
Venise est en couleurs.
Aqueuses et fluidifiées par la lumière, les couleurs de Venise restent puissantes : bleu de la lagune, vert mousseux de l’eau entre la pierre et le bois, transparence du ciel et polychromie des reflets dans les canaux.
Venise aime la mer.
C’est par la lagune que sont arrivées toutes ses richesses. C’est toujours par elle que débarquent les visiteurs du monde.
Elle aime tellement la mer que plus de cent fois par an, une grande partie de ses rues en sont baignées lors des aqua alta.
Un phénomène complexe dû aux marées exceptionnelles, à la montée générale des eaux, au vent et à la bêtise des hommes qui ont creusé un grand canal pour les pétroliers, bétonné le port, aménageant des vastes étendues (zone industrielle de Marghera) servant précédemment de vases d’expansions, etc. Lors de ces marées qui durent quelques heures, on marche sur l’eau comme Jésus ou les moines bouddhistes. Les gens courent sur des petits trottoirs surélevés.
Il n’y a plus de sols mais des architectures improbables émergentes d’une eau bleu-verte, aux reflets infinis.
Venise est un rêve.
Comme dans nos songes, la réalité est changeante, énigmatique, contradictoire.
Des époques différentes se percutent, des gens venus de partout se croisent, des ambiances paradoxales se succèdent, mais ces mystères ne déconcertent pas. Ils sont constatés avec la légèreté et insouciance d’une séquence onirique.
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