Le début du XXe siècle a été celui de grands mouvements de fond mêlant de très nombreuses remises en question qui vont révolutionner le monde : l’électricité, la radioactivité (prix Nobel à Marie Curie), le transport (métro), le cinéma (films de Méliès), les études cinétiques et mécaniques, la chronophotographies, vont être présentes dans les préoccupations de Marcel Duchamp et donc dans ses œuvres.
D’une famille d’artistes, Marcel Duchamp est très jeune intéressé par les mouvements intellectuels critiques, les expérimentations littéraires comme les "Impressions d’Afrique" de Raymond Roussel qui réinventent la description du réel et les auteurs décalés comme Jarry ou Rabelais.
Formé à l’art par son grand-père puis par ses frères et sœurs, il fait une formation de graveur imprimeur qu’il exercera pendant l’armée puis gagnera son premier salaire en tant qu’humoriste, un métier qu’il exerce deux ans pour différents journaux.
Il se tournera ensuite vers la peinture et commence à exposer. Manet, Odilon Redon, Granach, Cézanne lui plaisent particulièrement par leur remise en question des codes de la peinture et le traitement de sujets où l’imaginaire prend une place importante.
Ses premières œuvres traversent les tendances : il est fauviste à la suite de van Gogh, cubiste cézanien, futuriste, puis matissien.
Duchamp est un chercheur, voulant tout savoir, lisant beaucoup. Il vit dans une sorte de communauté d’artistes et fréquente Picabia, Léger, et surtout Apollinaire qui deviendra son ami le plus proche.
Depuis la naissance de la photographie qui a passionné tous les peintres, il s’intéresse à la question de l’image et voudrait inclure une autre dimension, un intelligible qui intégrerait le spectateur.
Pendant que Picasso finissait d’explorer toutes les formes du visible et de représentation (de la peinture préhistorique au Cubisme) Duchamp est à la recherche d’un au delà du visible.
Des études de Marey sur la décomposition du mouvement, il en retire son "Nu descendant l’escalier", une construction post cubiste, optique et cinétique, où le sujet est démultiplié et mis dans des cases séparées.
Le Nu ayant été refusé par ses pairs au Salon des Indépendants, Duchamp se fâche et décide d’aller encore plus loin, de s’affranchir de la matérialité de la peinture pour la mettre au service de l’esprit.
Une série de nus en mouvement, dits "nus vite", clôtureront ses tentatives en peinture, son ultime approche rétinienne.
La rupture se fait ensuite par le stoppage étalon, qui lui permet de remettre en question la valeur du mètre, puis par des ready made "assistés", des objets usuels à qui il confère la qualité d’œuvre d’art (roue de bicyclette, porte-bouteilles, urinoir) et auxquels il ajoute un détail graphique de présentation.
A partir de là, toutes ses études sont tournées vers le Grand Verre, une œuvre énigmatique, utilisant des multiples techniques qui ont encore à voir avec la peinture, mais dont la complexité pose de nombreuses interrogations.
Et si une œuvre d’art c’était ça, quelque chose dont le sens ne s’épuise pas, dont on ne peut pas faire complètement le tour, qui suscite toujours des questions et produit des réflexions, des analyses, des textes ?
Le Grand Verre est composé d’éléments déjà présents dans des peintures antérieures : la Broyeuse de chocolat, vue dans une vitrine à Rouen, les Célibataires, figures des hommes à uniforme, la Mariée, une figure récurrente qui nous dit ses préoccupations pour ce moment de bascule de la vierge à la femme (un film de l’époque indique le voyeurisme qui hantait une société encore très prude), les Tamis, la Voie lactée, le Ciseau, etc.
Les Célibataires sont symbolisés par leurs uniformes (uniques formes), appelés aussi "moules mâliques" (des moulages de leurs uniformes). De gauche à droite : le cuirassier, le gendarme, le larbin, le livreur, le chasseur, le prêtre, le croquemort, le policeman, le chef de gare. Pourquoi particulièrement ces neuf là ?
Il semble que Duchamp ait gardé le souvenir des petits personnages que l’on retrouve dans les chamboultous des fêtes foraines. Celui, plus grand, de la mariée était déshabillé par les boules de tissus qui en l’heurtant, faisaient tomber ses vêtements.
En fait, il semble que plusieurs souvenirs d’enfance sont associés dans ce tableau. Si la mariée renvoie à la question de la virginité, la broyeuse de chocolat à une fabrique d’excréments, que dire du halo, des ombrelles, des tamis, des ciseaux, du gaz d’éclairage, de la chute d’eau ?
Ce sont sans doute des souvenirs, des jeux de mots, des métaphores, des bouts d’idées nées des méandres de ses pensées qu’il associe, une somme éléments quasiment indéchiffrables pour nous malgré les nombreuses notes qui s’y réfèrent et que de doctes chercheurs ont essayé de reconstituer.
Coller des bouts de rêve, des souvenirs, des dessins, mélanger avec de la mécanique, de la perspective, de la cinétique et du gaz a permis à Duchamp d’élaborer une fiction dont il nous propose de trouver le sens, voire de l’inventer. Il semble nous dire : débrouillez-vous avec ça, nous renvoyant à la place du spectateur transformé en chercheur de sens.
Comme il est quasi impossible de découvrir ou de reconstruire les multiples idées qui ont conduit au Grand Verre (grand vers ?), je me suis amusé à m’attaquer simplement au titre de l’œuvre : "La mariée mise à nue par les célibataires même" (m’aime).
Ce qui caractérise la femme mariée, c’est bien sûr le rapport sexuel (qui devient autorisé par la société). Le tableau montre une mariée (réduite à des formes mécaniques) et sous elle (sous ses jupes) "ses" célibataires. Comment des célibataires peuvent-ils être siens ? De plus, ils ne sont pas là, il n’y a que leurs uniformes. Ils sont donc quelque part ailleurs et forcément nus puisqu’on leur a enlevé leur uniforme. Où sont-ils pour la déshabiller ? Et surtout où est l’époux ? C’est lui qui devrait être en train de la déshabiller.
Dans ce tableau, il y a donc en tout neuf hommes nus, un époux absent et l’auteur qui décrit la scène (donc en position de voyeur). Il pourrait aussi être celui qui la déshabille puisqu’elle l’aime (la mariée, mise à nue par ses célibataires m’aime). Il ne dit d’ailleurs pas s’il aime, il dit qu’il est aimé, cela lui suffit peut-être
Dans cette scène, il n’y a pas de relations sexuelles accomplies, seulement du voyeurisme. Le narrateur et les neuf célibataires sont des voyeurs. Si on compte celui de la mariée, il y a dans cette scène dix corps érotisés (et mécanisés).
Ainsi l’œuvre de Duchamp qu’on croyait froide et intellectuelle, est fortement sexualisée. Un climat érotique lié à la question du regard, de la nudité, du sexe, du voyeurisme.
L’exposition du Centre Pompidou est toute entière tendue vers le Grand Verre, montrant à travers ses principales œuvres l’extrême cohérence et la persévérance d’un artiste qui a la volonté de rompre avec le formalisme et le naturalisme pour questionner le regard.
Duchamp a ouvert un champ de recherche immense, celui d’un art qui échappe à la rétine, se délivre de sa fonction esthétique (qui est de plaire à l’œil) pour affirmer un potentiel intellectuel infini.