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Fin de cet événement Septembre 2015 - Date du 8 août 2015 au 4 septembre 2015

Le noir dans une itinérance de papier II

Il y avait foule samedi 8 août pour le vernissage de l’exposition à la Bogéna galerie 777 chemin de la Colle à Saint-Paul de Vence.
Il faut dire que tous les ingrédients étaient là pour faire de cette exposition un des événements de l’été.

Après une itinérance dans la grande rue de Saint-Paul de Vence, Bogéna Gidrol a rouvert sa galerie en dehors des remparts. Architecte de formation, elle a entièrement transformé et agrandi la villa Belle Epoque pour en faire une grande, belle et lumineuse galerie avec une terrasse-restaurant propice à la présentation de sculptures.

Un lieu superbe, une ambiance festive avec orchestre de jazz et généreux buffet, un catalogue de 60 pages pour une affiche de rêve : Franta, Monique Frydman, Philippe Favier, Christian Lapie, Francis Herth, Fernand Léger et Ernest Pignon-Ernest.

Bogéna a réuni ces artistes contemporains autour du thème plastique du noir.

A la manière d’une composition musicale qui fait intervenir des instruments très différents avec des partitions d’inégales longueurs pour en tirer les plus beaux effets, l’exposition ménage deux courts interludes abstraits (Frydman et Favier), puissants et sonores, une séquence rythmique (Herth), une note unique et tenue (Léger), une disgression en trois dimensions (Lapie) entre deux longues plages figuratives (Franta et Ernest Pignon-Ernest).

Le dessin servi par une déclinaison presque infinie de matières et de techniques (pastel, pigments, craie, fusain, encre, crayons, mine de plomb, pierre noire, lavis, sépia...) se charge de toutes les nuances de l’esprit : de la construction la plus rationnelle à l’émotion la plus intime. Car le dessin est un véritable sismographe de l’âme.

Vue de l’exposition © Roland Michaud.

C’est la Renaissance qui a porté à son apogée cette cosa mentale. Au monde coloré de la foi médiévale, avec ses figures calmes et ses fonds d’or, ont succédé les mouvements contrastés de la Renaissance, ce clair-obscur où les certitudes s’estompent et où progresse l’ombre du doute. Aussi, mis à part quelques exemples de peinture claire (Vermeer, les Impressionnistes…), depuis la Renaissance la peinture occidentale est travaillée par les ténèbres.

Né en 1942 à Nice, Ernest Pignon-Ernest reçoit en 1954, à douze ans, le « choc » Picasso. Arrivant à Nice en 1958, à l’âge de 28 ans, Franta né en République tchèque en 1930, a aussi le « choc » Picasso. Ses premières œuvres brutalistes portent la trace de cette influence.

Mais plus encore que l’admiration partagée pour Picasso, c’est sans doute l’expérience de la guerre, le déchirement existentiel et le besoin fou de fraternité, qui va les pousser, l’un et l’autre, à interroger sans relâche à travers le corps humain, le plus souvent le corps des victimes, la question lancinante du mal.
La seconde guerre mondiale fut particulièrement fratricide en République tchèque. Alors qu’avant-guerre Tchèques, Allemands et Juifs formaient une nation unie, à la fin de la guerre les Allemands avaient exterminé les Juifs et les Tchèques expulsé les Allemands.

Ernest Pignon-Ernest a été soldat en Algérie en 1961-1962, autre guerre fratricide. Ses premiers dessins conservés datent de cette époque-là. Sa peinture, écrit André Velter, remplit "la double fonction de dénoncer aux yeux de tous et celle d’exorciser pour soi".

Ernest Pignon Ernest, Angele de Foligno © Roland Michaud.

Pour Franta comme pour Ernest Pignon-Ernest, le temps a passé depuis ce premier déchirement existentiel. La colère, la dénonciation des oppressions, ont laissé la place à une interrogation plus intériorisée sur la question morale du mal pour Franta et philosophique de l’être pour Pignon-Ernest.

Les dessins et photographies d’Ernest Pignon Ernest sont tirés de la série “Extases” développée entre 2008 et 2014 dans le silence de l’atelier.

Cette fois-ci il n’essaie pas de faire "œuvre d’une situation". Même si certains thèmes universels comme la Pieta ou la Déposition du Christ ressurgissent d’eux-mêmes, il dessine cette fois-ci un corps d’après nature pour représenter les extases décrites par sept grandes mystiques chrétiennes.

Pour engager ce dialogue avec l’invisible, il choisit le corps d’une danseuse-étoile, Bernice Coppieters des Ballets de Monte-Carlo. Dans les études préparatoires le clair-obscur, adouci par des dégradés de gris, estompages, rehauts de blanc ou de bleu, bouillons de lignes, porte trace de l’ineffable transport hors de soi.

Le dessin final, scanné pour le tirage numérique pigmentaire qui est marouflé sur des panneaux composites en aluminium, dramatise en revanche à l’excès le contraste du clair et de l’obscur. Le dessin dur des corps violemment ombrés se détache sur le blanc éclatant du fond. Nous sommes très loin de la Bienheureuse Ludovica Albertoni du Bernin. Tour à tour renversé, étiré, redressé, ployé, affaissé, le corps des saintes semble possédé par une force qui les dépasse. Pas de transport hors de soi, d’abandon bienheureux mais une descente en soi, une lutte intérieure avec l’ange d’où le corps sort pantelant, défait. Dans la grande lumière éclatante du fond, dans une plénitude qui lui reste étrangère. Encore et toujours le doute.

Vue de l’exposition © Roland Michaud.

Bien que brossés à grands traits, avec des plages vides, les œuvres graphiques de Franta, exposées ici, ne sont pas de simples esquisses, des ébauches ou des études préparatoires.

Elles ne recherchent pas davantage le goût transgressif de l’inachevé.

Œuvres finales, elles sont une transposition complète du thème dans une seule couleur à la manière de la grisaille. Le corps de ces hommes assis, prostrés ou même ligaturé les yeux bandés, est assailli de coups de pinceau, obscurci par endroits, effacé à d’autres. Il n’est pas inachevé, allusif : il est altéré.

La ligne vibrante, les infinies nuances du camaïeu gris, le jeu poussé des textures, des transparences ou des matités (Franta use tout à la fois de matières sèches comme le fusain et le crayon, aqueuse comme l’encre et grasse comme la peinture) lui permet d’exprimer dans un seul dessin plusieurs états : tout en même temps l’abattement moral, la contrainte physique et l’espoir renaissant, l’effort de libération.

Représentant un état d’âme complexe, Franta nous fait vivre la scène. Il parvient à abolir la distance et à nous faire partager le drame de notre prochain qui devient notre propre souffrance, à nous faire épouver de la compassion. C’est bien une polyphonie d’émotions, de plus en plus serrée, de moins en moins manichéenne, qui inspire la technique fluide et vibrante de Franta.

Franta, A l’écoute © Roland Michaud.

Avec le noir de Philippe Favier et de Monique Frydman, le doute cède la place à la désespérance.

Le tableau de Philippe Favier est un aplat de peinture, d’un noir uniformément opaque, bord à bord. Il est cerné par un cadre du même noir, qui n’autorise ni débord ni perspective d’échappatoire. Le noir est total : il n’y a plus rien. Ne subsiste en son centre qu’une petite feuille d’or et des inscriptions textuelles, infime et précieuse, feuille aux bords irréguliers, imprécise et indécise, dont on ne sait si elle se dilate ou si elle se rétracte.

Le tableau de Monique Frydman "Colonne boscoréale", 1980, grande encre, pigments et liants sur papier de soie monté sur voile de lin, est d’une désespérance absolue. Le contraste entre les délicats papiers de soie froissés et ce noir de suie est poignant. Inspirée par la ville de Boscoréale, englouie par l’éruption du Vésuve en 79 après J.C. où l’on a retrouvé des vestiges pétrifiés, cette toile comme calcinée a un goût de destruction, un goût de cendre.

Le noir est l’essence même du travail de Christian Lapie.

C’est un noir opaque, parfaitement obstruant, qui colmate, encalmine. Formant une gangue, il rend le bois imputrescible. Il nous parle d’éternité, de ce qui ne meurt pas. Les choses sont là et pour toujours. Et ce qui ignore la mort, ce sont des figures hiératiques sommairement taillées dans le bois, souvent d’un seul tenant, qui s’imposent dans l’espace, qui dominent le paysage. Christian Lapie les appelle des "ombres", des "veilleurs". Il se dégage d’eux la même charge guerrière et spirituelle que des chevaliers teutoniques dans la célèbre scène de la bataille sur le lac gelé filmé par Eisenstein dans "Alexandre Newski" en 1938. Plus que des ombres du passé, des ressurgis, ces veilleurs sont les gardiens de ce qui en nous ignore la mort.

Avec le dessin de Fernand Léger de 1948, "Danseuses-acrobates" de format carré, le noir quitte le registre de l’ombre pour redevenir signe.

Dans un paisible carré, le trait synthétique enveloppe des figures tranquillement placées sur des droites. Le trait noir sert chez Léger un désir de construction, une idée d’ordre et de clarté.

Les préoccupations de Francis Herth sont à mille lieues des autres artistes de l’exposition. Le noir n’est pour lui ni signe ni ombre, ni intellect ni métaphysique. Il est un vecteur d’énergie. Cherchant une réponse visuelle aux questions : "Qu’est ce que la matière, l’énergie, le mouvement, la croissance ?", il marie avec brio imagerie scientifique occidentale et calligraphie orientale. Dans le maëlstrom de la matière, le développement de l’entrelacs en un geste unique du pinceau débouche sur une écriture de formes cursives très originale. Il ne cherche pas, comme dans la calligraphie orientale, à capter l’énergie des forces, mais il communique à la matière une énergie légère, une joyeuseté gracieuse.

L’exposition initialement prévue jusqu’au 30 août est prolongée jusqu’au 6 septembre avec pour les retardataires une soirée exceptionnelle le vendredi 4 septembre à partir de 18 heures.

Bogéna et les artistes - Photo de Roland Michaud.

Photo de Une : Vue de l’exposition Photo de Roland Michaud

Artiste(s)

Ernest Pignon-Ernest - Pignon sur rue

De Naples à Alger, de l’apartheid à l’avortement, de Rimbaud à Genet…Ernest Pignon-Ernest n’a eu de cesse, depuis quarante ans, de questionner l’art, les hommes et leurs drames au travers de ses parcours dans les villes, entre éphémère et éternité. Né à Nice en 1942, l’artiste entretient des (…)

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