| Retour

CHAPITRE 59 (Part IV) : Magie des années 60

Suite de l’article de JB Guillot sur Jean-Pierre Mirouze…

… Mais parlons plutôt des circonstances dans lesquelles cette bande originale de film a vu le jour… Originaire de Nice et fils du chef d’orchestre Marcel Mirouze qui dirigea les ballets de Monte-Carlo et de l’Opéra de Nice, Jean-Pierre Mirouze semble prédisposé à évoluer dans le milieu de la musique et de l’art. A l’âge de quinze ans, il obtient le premier prix de piano des conservatoires de Nice et de Paris, et ayant comme ami d’enfance l’artiste Arman, il côtoie rapidement les Nouveaux Réalistes, mouvement artistique fondé par Yves Klein et dont Arman fait partie. C’est par ce biais qu’il accompagne Klein en Allemagne, en janvier 1958, pour l’aider à décorer l’opéra de Gelsenkirchen d’une série de ses fameux monochromes bleus. Les travaux dureront presque 3 ans.

Yves Klein et Eléna Palumbo-Mosca réalisant une « Anthropométrie » 14, rue Campagne Première en 1960 (Photo Catalogue Beaubourg 2006)
© DR


De retour en France, Pierre Schaeffer embauche Jean-Pierre Mirouze au GRM (Groupement de Recherche Musicale) de l’ORTF. Il travaille ainsi au côté de Pierre Henry jusqu’en 1962, mais ses goûts personnels le poussent très vite à se tourner vers la musique ethnique. Ses recherches sur les instruments africains l’amènent d’ailleurs à multiplier les voyages en Afrique et à devenir un fervent défenseur de ce que l’on appellera plus tard la « World Music ». Il prône ainsi un mélange et un métissage des genres, dans une démarche plutôt inédite pour l’époque. On ressent d’ailleurs très bien ces influences dans certains morceaux de la B.O. du « Mariage Collectif ». En parallèle, le GRM monte au début des années 60 une cellule « Image » qui va lui permettre de s’initier à la réalisation et lui donner envie de faire des documentaires. Il aide ainsi à la réalisation d’ « Algérie Année Zéro », tourné à Alger durant l’été 62, sur les débuts de l’indépendance du pays. Le film est censuré en France et en Algérie mais remporte en 1965 le Grand prix du festival international de Leipzig. Il tourne ensuite une série de documentaires en Arabie saoudite, Tunisie et Egypte.
Jean Rouch, qui vient de fonder le Comité du Film ethnographique au Musée de L’homme, devient à cette époque un véritable mentor pour Jean-Pierre. Du fait de leur passion commune, il devient presque naturellement l’assistant de Jean Rouch. Ils commencent alors à réaliser de nombreux documentaires en Afrique qui vont révolutionner le genre. Ils travaillent en effet avec la nouvelle caméra portable 16 mm de chez Eclair-Coutant, une caméra qui leur permet de gagner en mobilité et filmer de « l’intérieur » les scènes dont ils sont les témoins. Ils captent et offrent ainsi un témoignage unique et inédit pour l’époque des mœurs et coutumes des peuples de l’Afrique qu’ils filment et deviennent des pionniers du « Cinéma du Réel » (Image brutes, commentaires minimes, plans à la volée).

Eléna Palumbo-Mosca dans « Peintures de feu », Plaine Saint-Denis (1961) Centre d’Essai de Gaz de France
© DR


A l’issue de sa collaboration avec Jean Rouch, Jean-Pierre Mirouze rentre alors en France. Il est embauché à Opéra Films, la société naissante du réalisateur Jean-Pierre Reichenbach. Il va ainsi réaliser ou co-réaliser 18 films pour le compte de Reichenbach, que ce soit pour la télévision ou le cinéma. On peut citer au hasard « Mudra », avec Maurice Béjart, « Les 25 ans de l’Olympia, », « La leçon de Slava Rostropovitch », etc. Au milieu des années 60, il se fait embaucher pour travailler sur la très en vogue et très « Pop » émission « Dim Dam Dom » de Jean-Christophe Averty. Jean-Pierre s’occupe alors de l’habillage sonore de l’émission.
En 1971, Hervé Lamarre, qui vient de terminer le tournage en Suède du film « Le mariage collectif » songe à l’équipe de « Dim Dam Dom » pour réaliser la B.O. de son film. Ce film prétend faire l’apologie de la vie en communauté et de la liberté sexuelle, mais c’est en réalité un navet un peu confus dans lequel évocation de la Beat Generation, idéalisme hippie cheap et plans cul bien gentillets se télescopent, dans une œuvre – il faut bien l’avouer – sans grand intérêt. Jean-Pierre Mirouze, parce qu’il est lié à « Dim Dam Dom » est censé apporter une touche branchouille au projet.
Pour honorer ce qui n’est donc qu’une commande et trouver les fonds nécessaires à sa réalisation, Jean-Pierre Mirouze se rend chez Bagatelle, éditeur parisien dont l’une des spécialités est la publication de musique de films. Au cours du rendez-vous, il pianote la mélodie de « Together ». Ces quelques notes suffisent à convaincre l’éditeur de financer l’enregistrement de la B.O. Barry green est alors recruté, sur audition, pour interpréter le générique. Les sessions sont expédiées en une semaine et Jean-Pierre bénéficie du soutien des meilleurs musiciens de l’époque comme Jean-Pierre Sabar, organiste de talent, qui sera pour beaucoup dans le succès futur du morceau « Sexopolis ».

« Princesse Héléna » (1960) (Photo Catalogue Beaubourg 2006)
© DR


A l’issue de ces sessions, 9 morceaux voient le jour. Bagatelle se met alors en quête d’un label pour sortir la B.O. Et pour pouvoir prospecter les maisons de disques, une poignée de test-pressing sont donc édités, sur de simples acétates. Les morceaux que vous pouvez entendre sur cet album proviennent d’un de ces acétates, retrouvé, donc, en juillet 2010 dans une décharge. Cela ne s’invente pas… (…) La sortie du disque passe évidemment totalement inaperçue, avant que le single ne soit redécouvert au début des années 2000 – grâce, ironie du sort - au morceau « Sexopolis », et ne devienne le Graal que l’on sait pour les collectionneurs de musique de film du monde entier. (…) Évidemment, impossible de savoir comment l’un des acétates gravés en 1971 a pu finir dans une décharge en 2010. Peu importe. Voilà enfin, quarante ans plus tard, la B.O. intégrale du « Mariage Collectif » enfin disponible…(JB Guillot)
On est toujours dans l’Histoire en train de se faire, mais il y a des moments particulièrement « cinématographiques », surtout en ce qui concerne les rencontres. Lelouch a bien raison, sur ce plan-là, si j’ose dire. Quand on interroge Claude Gilli sur l’époque pionnière de l’Ecole de Nice, il met particulièrement l’accent sur les rencontres, comment cela se noue entre les individus. Et là, c’est Jean-Pierre Mirouze, ayant approché Yves Klein les dernières années de sa vie, qui a pu nous aiguiller vers l’une de ses « Collaboratrices pour Anthropométries » (j’essaie d’éviter le terme de « pinceau vivant », que n’aime pas Eléna), et, l’ayant rencontrée et filmée, j’ai écrit ce texte pour « Yves Klein, le Grand Bleu » :

Eléna Palumbo-Mosca, modèle favori (*) d’Yves Klein

Passant des Monochromes aux Anthropométries, Yves Klein dit : « Je comprends à présent que la marque spirituelle de ces états-moments, je l’ai par mes monochromes. La marque des états-moments de la chair, je l’ai aussi par les empreintes arrachées au corps de mes modèles ». Dans le catalogue de l’exposition « Yves Klein, Corps, couleur, immatériel » du Centre Pompidou en 2005/2006, Camille Morineau écrit : « … à peine la nudité rendue ostensible a-t-elle cessé de faire scandale que l’instrumentalisation du corps féminin prend le relais. Entre le début des années 60 et leur fin, Yves Klein est malgré lui, de son vivant comme après sa mort, la bête noire des bien-pensants comme des féministes. (…) Le témoignage de sa compagne, puis épouse, et des modèles féminins sont en effet on ne peut plus clairs : il aime les femmes et il les respecte. » Camille Morineau poursuit avec l’idée que l’érotisme relevait pour Yves Klein du domaine privé, bien que Restany ait donné sa propre interprétation tendancieuse du déroulement des Anthropométries, « tandis que personne ne pensait à donner la parole aux modèles ».
En ce qui concerne Eléna Palumbo-Mosca, un petit miracle a voulu que Jean-Pierre Mirouze nous invitent, Frédéric Altmann et moi, à aller recueillir le précieux témoignage d’Eléna dans le village d’Italie, près d’Imperia, où elle passe une partie de l’année. Jean-Pierre Mirouze est musicien, et le cinéaste qui a tant filmé les Nouveaux Réalistes. Il a connu Eléna à l’époque où celle-ci se trouvait chez Arman à Nice, et où lui-même fréquentait Yves Klein. Jean-Pierre Mirouze et Eléna se sont retrouvés à l’exposition Klein de Beaubourg.

Photo Shunk-Kender du saut d’Yves Klein, en Une du numéro unique du journal « Dimanche » (Dimanche 27 novembre 1960)
© DR


Dans le numéro unique du journal « Dimanche » (27 novembre 1960) d’Yves Klein - avec photo de celui-ci se jetant dans le vide - le « Projet de ballet sur aspect de fugue et choral » a été écrit par Yves Klein en collaboration avec Jean-Pierre Mirouze (sic) en 1959. Dans ce faux journal Yves explicite la nécessité d’avoir des corps nus de femme dans son atelier pour accompagner sa création. Très long texte, dont cette phrase : « Avec moi, elles comprenaient, elles faisaient quelque chose, elles agissaient ». Et de citer une chanson qui se termine par : « Viens avec moi dans le vide » (1957).
Le 5 juin 1958 Klein réalise une première séance publique chez Robert Godet, où un modèle agit « comme un pinceau vivant » (terme qu’Eléna n’aime pas beaucoup), mais il aura fallu toutes ces séances où les « modèles » se promenaient nues dans l’atelier. Non pas des modèles professionnels mais Rotraut, et des amies communes, Gil Langlois et Eléna Palumbo. Dans « Dimanche », cette précision : « Et puis mon œuvre n’est pas une recherche, elle est mon sillage ». Devant notre caméra, Eléna Palombo Mosca suggère que certaines Anthropométries ressemblent au saut dans le vide de Klein : une calligraphie de corps, une sorte d’aile. Elle-même a fait des sauts de l’ange en tant que plongeuse acrobatique. Et la photo montrant Yves Klein et Elena Palumbo réalisant une Anthropométrie (ANT 111), 14, rue Campagne-Première, en 1960, est exactement ce mouvement de traction, de glissement, recourbé… Est-ce l’Anthropométrie « Princesse Héléna », qui est produite ce jour-là ? Difficile à dire, sur la photo le geste n’est pas achevé.

(*) Le terme « favori » est parfaitement arbitraire de ma part, c’est l’idée qu’un lien entre leurs deux formes de spiritualité est en train d’apparaître dans l’après-coup aux yeux du spectateur de l’Histoire. Rien de plus.

(A suivre)

Artiste(s)