Suite du récit de Jean-Pierre Mirouze sur l’époque pionnière
… Pour avancer dans le champ de cette culture qui rayonnait avec Stravinsky et Ravel, mais dont je n’étais que l’enfant, j’avais adhéré immédiatement aux idées du groupe fondateur de l’École de Nice. Car je pressentais que nous étions, à l’évidence, dans une marche révolutionnaire du renouvellement de l’art. Et c’est là que les autres amis artistes, comme inspirés par la science du combat de ces trois judokas de haut niveau qui se servaient du vide pour utiliser la force de l’adversaire, ont rejoint naturellement le mouvement fondateur.
Je me souviens d’avoir accompagné Arman, d’avoir chargé sa 2CV des toiles de Martial Raysse, et d’être monté à Paris avec lui pour les présenter aux galeristes ILeana Sonnabend, Alexandre Iolas et Iris Clert. (…) Ben, dans sa boutique du 32 rue Tonduti de l’Escarène, aujourd’hui exposée au Centre Pompidou, nous couvrait quotidiennement de messages, et nous rappelait nos devoirs de reconnaissance envers le musicien John Cage et le sybarite Marcel Duchamp, qui a réussi sans beaucoup travailler à devenir le maître de presque tous les mouvements de l’art contemporain.
Nous pouvons parler à partir de ce moment de l’École de Nice en marche.
Qui le premier a prononcé ce mot ?
Est-ce Claude Rivière, critique d’art à Combat, dans une soirée alcoolisée et créative à la Coupole ?
Est-ce Martial Raysse, fasciné par la ville et le comportement de ses habitants ?
Je pencherais plutôt pour Claude Rivière, qui la première avait détecté - avant Pierre Restany et Catherine Millet, jeune et excellente exploratrice du corps et de l’âme - ce nouveau mouvement artistique. A la même époque, dans « Sud Communication », une petite revue parlant de l’actualité artistique que nous avions fondée sur la Côte, Alexandre Sosnovsky, alors jeune journaliste, a écrit un article sur l’École de Nice dont je lui avais présenté les acteurs. Dans cette revue j’avais rédigé un papier sur la musique « concrète ». Un texte de Jean-Marie Le Clézio a été refusé par le comité de rédaction (dont je ne faisais pas partie), pour déviationnisme culturel. J’aimais beaucoup Le Clézio qui venait de sortir un livre où il racontait qu’il ne quittait la solitude de sa maison que pour suivre son chien qui lui faisait visiter la ville de Nice et découvrir les lieux et les gens qu’il choisissait. Démarche surréaliste qui me fait penser que ce mouvement a beaucoup influencé et nourri par sa liberté les Nouveaux Réalistes et plus largement l’École de Nice. Claude Gilli, bouleversant de sensibilité azuréenne et de courage, nous avait rejoints dès les premiers jours. (…) Albert Spaggiari est-il digne d’entrer dans cette école ? A propos de prison, j’aime beaucoup Serge III Oldenburg qui s’est servi des barbelés de l’oppression pour cerner et illuminer sa liberté en souffrance. Je regrette tous les jours le départ de Malaval dans les étoiles, celui qui avait su faire déborder au-delà du corps la galaxie neuronale. J’aime aussi Nivèse, qui t’est proche par une heureuse rencontre, et qui sait sensuellement entrelacer les couleurs avec des traits cisaillant l’espace.
Pour comprendre le phénomène de l’École de Nice et le bouillonnement artistique de cette ville, j’ai ma propre proposition, du fait que, moi-même, niçois, j’ai subi l’influence exceptionnelle de ce lieu : habitant la Promenade des Anglais, j’avais au quotidien derrière moi la ville avec ses habitants, ses immigrés de toutes cultures, ses commerces multiformes, ses boutiques de la consommation vouées à la survie, au paraître et à la mémoire de l’acquis. Devant moi, plein sud, la mer et le ciel, c’est-à-dire rien, un espace immense d’ouverture au désir et à l’imagination. Comme aux prophètes méditant dans le désert à l’ensemencement du monde, Nice offre ce privilège, et la Baie des Anges est bien la rive magique de l’avènement. (Jean-Pierre Mirouze, Paris, jeudi 20 novembre 2008)
Yves a-t-il réussi comme Thérèse d’Avila à déchirer le voile du ciel ?
Et donc, dans le numéro d’Art Côte d’Azur du 21 juin 2012, sous le titre « Yves a-t-il réussi comme Thérèse d’Avila à déchirer le voile du ciel ? », Jean-Pierre Mirouze écrit :
Je l’avais vu le matin même de ce 6 juin 1962, allongé et bien vivant sur la moquette bleue de son appartement tout blanc lui aussi, sans incidences de couleurs ou d’aspérités mobilières. Le nécessaire, inévitable mais gênant pour sa concentration, était caché dans les armoires. Il faisait des exercices de rétention de souffle et parvenait ainsi à ralentir son cœur, j’en témoigne, à quelques battements par minute. Je m’inquiétais un peu car je le savais, depuis notre travail sur le théâtre de Gelsenkirchen, fragilement cardiaque. Il me dit alors que c’était la seule façon de parvenir à se léviter, ce qu’il comptait faire après le « vide » pour sa prochaine exposition chez Iris Clert à Paris. « Et quel bonheur c’est que s’assujettir le corps à l’esprit » a déclaré Sainte Thérèse d’Avila, spécialiste avérée de la transe et de la lévitation, dans « Le chemin de la perfection ».
Ces jours-là, je travaillais avec lui sur l’argument de notre ballet en préparation : « Le combat de la ligne et de la couleur », dont, par la grâce de sa conviction, il était facile de préjuger du vainqueur. Les danseurs, représentants de la couleur rose, or et bleu de Klein dans une écriture en forme de fugue, venaient successivement dominer et effacer les pauvres entrechats des tenants de la ligne. Bien qu’encore inédit, ce ballet avait une particularité musicale, il était accompagné d’une « Symphonie Monoton ». A ce propos, l’interprétation de cette symphonie n’a jamais été comprise ni respectée depuis ses nombreuses interprétations en concert.
Yves, dans ses monochromes, veillait soigneusement à la vibration de la couleur. Pour cela, il prenait un rouleau spécial à longs poils ou il mettait du grain dans le pigment liquide, sable, gravier, débris d’éponges... ainsi le pouvoir différencié de réflexion de la lumière créait une intense présence lumineuse.
Pour la musique sur une seule note, comme la pierre philosophale de la béatitude, il est d’abord malaisé de déterminer laquelle va vous transmuter. Ensuite ce qui différencie l’émotion provenant d’un tambour, d’un violon ou de la voix humaine, ce sont les harmoniques d’une même tonalité fondamentale. Alors monoton, pourquoi pas ? Mais avec « le grain », par exemple avec l’intensité sonore et spirituelle des moines tibétains.
Le lendemain, le 7 juin 1962, en pleurs, mêlé aux amis qui accouraient, je me suis demandé si je vivais l’échec précoce d’un désir inassouvi, d’une tromperie ou bien l’ascension réussie du chantre de l’immatériel. Et j’ai repensé à Sainte-Thérèse d’Avila : « Comme quoi nous ne sommes guère en sécurité tant que nous vivons dans cet exil, même si nous avons atteint un degré élevé, et qu’il sied d’avoir crainte ».
Tout au long de notre amitié, et devant son époustouflante confiance, ai-je vécu le voyage et la révolte d’un enfant perdu au pays merveilleux de la naïveté ? ou bien Yves a-t-il réussi comme Thérèse d’Avila à déchirer le voile du ciel pour apercevoir et partager l’expression de la vérité ? (Jean-Pierre Mirouze)
Intéressante cette évocation de Thérèse d’Avila à propos d’un Yves Klein qui a honoré Sainte Rita en offrant un ex-voto au monastère dédié à la Sainte à Cascia. Le texte joint aux trois petits monochromes rose, bleu et or dit ceci :
1961, fév. Y.K.
– Le bleu, l’or, le rose, l’immatériel. Le vide, l’architecture de l’air, l’urbanisme de l’air, la climatisation de grands espaces géographiques pour un retour à une vie humaine dans la nature à l’état édénique de la légende. Les trois lingots d’or fin sont le produit de la vente des 4 premières zones de sensibilité picturale immatérielle.
– A Dieu le père tout-puissant au nom du Fils, Jésus-Christ, au nom du Saint Esprit et de la sainte Vierge Marie.
Par sainte Rita de Cascia sous sa garde et protection, avec toute ma reconnaissance infinie. Merci. Y.K.
– Sainte Rita de Cascia je te demande d’intercéder auprès de Dieu, le père tout-puissant afin qu’il m’accorde toujours au nom du Fils le Christ Jésus et au nom du Saint Esprit et de la sainte Vierge Marie la grâce d’habiter mes œuvres et qu’elles deviennent toujours plus belles et puis aussi la gr¬âce que je découvre toujours continuellement et régulièrement toujours de nouvelles choses dans l’art chaque fois plus belles même si hélas je ne suis pas toujours digne d’être un outil à construire et créer de la Grande Beauté.
Que tout ce qui sort de moi soit beau.
Ainsi soit-il. Y.K.
– Sous la garde terrestre de sainte Rita de Cascia : la sensibilité picturale, les monochromes, les IKB, les sculptures éponges, l‘immatériel, les empreintes anthropométriques statiques, positives, négatives et en mouvement, les suaires. Les fontaines de feu, d’eau et de feu - l’architecture de l’air, l’urbanisme de l‘air, la climatisation des espaces géographiques transformés ainsi en constants édens retrouvés à la surface de notre globe - le Vide.
– Le Théâtre du vide - toutes les variations particulières en marge de mon œuvre - Les Cosmogonies - mon ciel bleu - toutes mes théories en général - Que mes ennemis deviennent mes amis, et si c’est impossible que tout ce qu’ils pourraient tenter contre moi ne donne jamais rien ni ne m’atteigne jamais - rends-moi, moi et toutes mes œuvres, totalement invulnérable. Ainsi soit-il.
– Que toutes mes œuvres de Gelsenkirchen soient toujours belles, de plus en plus belles et qu’elles soient reconnues comme telles de plus en plus et le plus vite possible. Que les fontaines de feu et murs de feu soient exécutés par moi sur la place de l’Opéra à Gelsenkirchen sans tarder - Que mon exposition de Krefeld soit le plus grand succès du siècle et soit reconnue par tous.
– Sainte Rita de Cascia, sainte des cas impossibles et désespérés merci pour toute l’aide puissante, décisive et merveilleuse que tu m’as accordée jusqu’à présent - Merci infiniment. Même si je n’en suis personnellement pas digne, accorde-moi ton aide encore et toujours dans mon art et protège toujours tout ce que j’ai créé pour que même malgré moi ce soit toujours de grande beauté. Y.K.
Jean-Pierre Mirouze a assisté Yves Klein pour l’installation de Gelsenkirchen, et sa formule « déchirer le voile du ciel » est subtile : déchirer le voile du ciel, pour celui qui signa son envers, c’est de la logique pure. Et la grande question reste : Yves Klein accéda-t-il à une forme d’extase, mystique, à travers l’art ? Fut-il un mystique à qui ses parents apportèrent dans l’enfance l’outil de l’art ? Pourquoi pas ? A sa manière unique, non répertoriée. L’art permet cette singularité de l’expérience. Mais sa recherche d’états, sa recherche d’un autre niveau de conscience apparaît comme probable. S’y est-il brûlé les ailes ? S’y est-il brûlé le cœur ? Et le « modèle » Eléna Palumbo-Mosca (elle n’aime pas le terme de « pinceau vivant » qui est aujourd’hui entré dans le vocabulaire de l’Art concernant les « Anthropométries »), dans sa pratique d’éveil japonaise, n’aurait-elle pas rejoint la démarche d’Yves ? Même si elle refuse de théoriser ce qui aurait pu être une forme de transmission. Elle n’y touche pas, « théâtre du vide » oblige.
(A suivre)