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CHAPITRE 25 : MADI, de Carros à Cholet… - Chronique réalisée par France Delville pour Art Côte d’Azur

Une partie des œuvres de l’exposition « Conscience polygonale » du Centre International d’Art Contemporain de Carros (CIAC), qui vient de se terminer, est partie figurer dans l’exposition « MADI, Carmelo Arden Quin & Co » du Musée d’Art et d’Histoire de Cholet, qui commence le 17 juin et se terminera le 6 novembre 2011.

MADI circule. Le Musée de Cholet annonce : « L’exposition temporaire présentée à Cholet est un hommage rendu à Carmelo Arden Quin en offrant trois points de vue différents sur le mouvement MADI. Un premier espace est consacré à l’œuvre de Carmelo Arden Quin, des productions du milieu des années 40 jusqu’aux derniers de ses travaux. Un deuxième espace réunit une large sélection d’artistes, compagnons de route de Carmelo Arden Quin en des époques aussi différentes que les années 50 d’une part et les trente dernières années écoulées d’autre part. Enfin sont regroupés dans un troisième espace des artistes sans véritables liens avec le mouvement MADI mais dont le travail entre en résonance avec les recherches pleines de vitalité de Carmelo Arden Quin. Avec cette nouvelles exposition, le Musée d’Art et d’Histoire de Cholet poursuit le travail de valorisation de ses collections consacrées à l’abstraction géométrique. Ce fonds, constamment enrichi, rassemble des œuvres-témoins du dynamisme et de l’importance de l’art abstrait. La présence d’artistes tels Herbin, Vasarely, Nemours, Claisse… et, plus proches de nous, des contemporains choletais comme Morellet et Jouët… contribue à la renommée du musée ». Notons que Michel Jouët est un madiste présenté par la Galerie Orion dans l’exposition du CIAC.

Héritage de Carmelo Arden Quin

Même disparu en septembre dernier à l’âge de 97 ans, Arden Quin continue de créer du débat, comme il en avait évoqué la possibilité en 1946 par cette phrase emblématique : « Je vous lègue la formule des inventions de l’avenir ». C’était à l’Institut Français d’Etudes Supérieures de Buenos Aires, le 3 Août 1946, lorsqu’il avait fondé le mouvement MADI par la lecture de son « Pré-Manifeste N° 4 ». Manifeste écrit et lu par lui, et distribué dans les rues de la ville le 6 juin précédent sous forme de tracts, et qui serait reproduit en septembre dans le journal « Aqui Esta ». La dernière partie de ce manifeste énumérait les champs de la création qui devaient être jetés aux quatre vents de l’avenir :
L’œuvre est, n’exprime pas.
L’œuvre est, ne représente pas. L’œuvre est, ne signifie pas.
Le dessin madi, c’est une disposition de points et de lignes sur une surface pouvant créer une forme ou un rap¬port de plans.
La peinture madi : couleur et bidimensionnalité. Structure plane polygonale. Superficie incurvée, concave ou convexe. Plans articulés, amovibles, avec mouvements linéaires, giratoires ou de translation. Coplanal.
La sculpture madi : tridimensionnalité de valeur temporelle. Solides avec espaces vides et mouvements d’arti¬culation, de rotation, de translation. Cristal et matières plastiques en transparence. Fils d’acier dansants.
L’architecture madi : ambiance, formes amovibles et transparentes laissant le regard s’évaser vers l’horizon.
La musique madi : sons et temps spaciaux, lignes et plans de bruitage thématiques.
La poésie madi : propositions gratuites, notions et métaphores ne pouvant en aucun cas être traduites par d’au¬tres moyens que la parole. Succession conceptuelle pure. Superficies dispersées ou articulées en tous sens. Li¬vres de formes variées. Poésie mobile.

Le théâtre madi : scénographie amovible s’adaptant aux déplacements d’objets et de personnages idéaux. Dialogues de cause à effet gratuits. Mythe inventé et évènement.
Le roman et la nouvelle madi : sujet se mouvant sans lieu ni temps réels. Rigueur de langage et identité para¬doxale.
La danse madi : corps et mouvement indépendants de la musique. Thème plastique, gestes et attitudes en con¬cordance, circonscrits à un lieu mesuré ou délirant. On ne danse pas une musique, mais on peut danser un ob¬jet, géométrique ou autre.
Je crée l’événement.
Le passé n’est pas d’aujourd’hui qui sera demain.
Je vous lègue la formule des inventions de l’avenir.
Carmelo Arden Quin Buenos Aires 1946

MADI or not MADI ?

Avant même ce « cahier des charges », Arden Quin avait annoncé que les préceptes de MADI n’étaient pas négociables : dans le Second pré-manifeste, « El movil », lu par lui chez Enrique Pichon Rivière à Buenos Aires le 8 octobre 1945, il avait expliqué la rupture que MADI perpétrait dans l’art abstrait de maîtres pourtant admirés et chéris, et que si des membres du groupe à peine créé - par lui, Kosice, Rothfuss et tous ceux d’Arturo, sous le nom d’Arte Concreto-Invención - renonçaient déjà à la « conscience polygonale », ils étaient dans la dissidence.
« Nous connaissons l’histoire du mobile amovible ; nous reconnaissons et saluons nos prédécesseurs, que nous remercions pour leur exemple et leur enseignement. C’est dans cette éthique de gratitude que nous travaillons. Dans notre cas particulier, citons d’abord le Futurisme avec son concept de mouvement, et ses créations dynamiques, et ensuite, entre autres, des artistes éminents comme Moholy-Nagy et Calder. Nous nous sentons leurs prolongateurs, bien qu’ils n’aient su nous transmettre des repères fondamentaux, comment l’est en peinture le concept de polygonalité. Et cela par manque de « conscience » de cette idée. Et ici je fais une parenthèse pour dire que notre Mouvement à peine formé se trouve déjà divisé, par manque précisément de « conscience » polygonale ; en plus de la tendance d’une partie de notre groupe à revenir à l’ancien ordre rectangulaire, ce que nous ne pouvons admettre en aucune manière ».
Et la question d’une adhésion orthodoxe ou pas aux préceptes de MADI reste une question ouverte, ce qui fait d’un côté la pérennité du Mouvement (comment celui-ci existerait-il encore si des disciples ne se voulaient pas dans la plus grande rigueur « madi » ?) - et de l’autre la dimension de ferment de MADI, qui pousse des artistes abstraits à se positionner davantage. Et cette réflexion passionnée s’est produite dans l’espace artistique créé par la galerie Alexandre de la Salle dans les vingt dernières années du XXe siècle : en dehors d’une résurrection de Madi à partir des années 70, la présence d’Arden Quin, et la notion de MADI transportée par lui, ont interrogé la pratique des artistes d’abstraction géométrique qu’Alexandre soutenait. Et de ces abstraits géométriques sont passés dans MADI, tandis que des madistes, particulièrement italiens, se sont coulés dans des expositions intitulées « Abstraction géométrique ».
Des extraits d’un film relatant une conversation entre Jo Girodon, Daniel Pandini, Jean-Jacques Scherrer et Alexandre de la Salle sur le mur, l’espace, la perception de l’œuvre, illustre bien la curiosité analytique qui animait ces artistes dans ces années-là, ils ont même continué à s’exciter pendant le déjeuner.

de gauche à droite, Jo et Geneviève Girodon, Daniel Pandini, Jean-Jacques Scherrer

Et si l’on veut faire l’historique des itinéraires mouvants – questionnement oblige - des artistes de la galerie de la Salle un jour concernés par MADI, il faut aller rechercher la première exposition de Jo Girodon en octobre 1969 à la Galerie de la Salle de Vence, intitulée « Peintures ». Déjà ludiques, ces peintures, déjà dans une géométrie audacieuse.

sérigraphie éditée à l’occasion de sa première expo à la Galerie de la Salle

Il récidivera en juin 1972.

Nous avons déjà évoqué la présence permanente d’Arden Quin dans cette même galerie à partir de 1976, avec présentation à la FIAC en 1978 et 1979, et, en 1983, les « Découpages et collages » (1949-58), « Peintures mobiles » et « Coplanals » (45-53), « Poèmes mobiles », avant la grande aventure de MADI maintenant/MADI adesso, à St-Paul, Como, Torino, Paris, avant la Rétrospective Arden Quin au Musée de Nice « Les Ponchettes » en 1985, avec, en même temps, à la galerie de la Salle : « Programmation du plastique n°2 ».
Et c’est à partir de là que va s’ensuivre toute une série de ces « échanges » dont je viens de parler, un tissage entre madistes et abstraits, échanges avec d’autres galeries. En 1986, l’exposition de François Decq s’intitule « De l’Image à l’Objet », sa grande préoccupation d’alors, et le thème du film dont un extrait a été montré au chapitre 24. Puis Arden Quin à la Galleria SINCRON de Brescia,

Edith Aromando et Carmelo Arden Quin, Salvador Presta, et Liliana Contemorra

ainsi qu’une exposition « MADI » en octobre. En 1987, un groupe va allier les travaux d’Arden Quin à ceux de Caral, Chubac, Decq, Garcia Rossi (du GRAV, Groupe de Recherches d’Art Visuel…) Gasquet, Leppien, Presta…

En avril le GROUPE SINCRON (Belmontesi, Bertolio, Bizzarri, Castagno, Fedi, Contemorra, De Marinis, Gini, Giuman, Grimani, Mosso, Persiani, Pinna, Presta, Simonetti, Ulivi, Takahara, Vancheri, Vecchione, Zanoletti, avec pour invités d’honneur Carmelo Arden Quin et Bruno Munari) vient montrer ses dernières recherches à Saint-Paul.

vernissage de l’exposition SINCRON

Puis ce sont les « 20/20cm » d’Arden Quin, carrés mais pas tout à fait, avec une petite entame comme un poinçon du vide.
A la fin de cette année 1987, dans une exposition intitulée « Abstraction géométrique », Arden Quin voisine avec Belleudy, Caral, Chubac, Decq, Garcia Rossi, Garibbo, Leppien et Presta. En 1988, François Decq présente des « Peintures (Formes Madi) », puis, dans une exposition conjointe avec Aurélie Nemours, Arden Quin ses « Formes Galbées 1971 », ses « Mobiles 1946-1952 », et Aurélie : « « Rythme du millimètre », « Idea » et « Droiterose ».
Dans l’exposition « Abstraction géométrique » qui suit : Arden Quin, Bolivar, Chubac, Decq, Garcia Rossi, Garibbo, Leppien, Nemours. En 1989, au Musée de Pontoise, c’est « Peinture 1936-1952 », les œuvres d’Arden Quin de la Collection Alexandre de la Salle. En juin : les « Gouaches » d’Yves-Marie Le Cousin, en juillet, les « Structures murales et spatiales » d’Albert Chubac, et les « Structures murales » de Bolivar.
En 1990, Alexandre de la Salle présente « 5 PEINTRES MADI » (Bolivar, Caral, Decq, Girodon, Le Cousin) à Galerie Saint Charles de Rose à Paris, et, à Saint-Paul, les « Peintures » d’Alberte Garibbo, suivent celles de François Decq. A l’automne, les « Gouaches » de Gilbert Decock, puis, dans une exposition intitulée « Ambivalences » : Arden Quin avec Belleudy, Bolivar, Chubac, Garcia Rossi, Le Cousin, Leppien, Nemours, Presta. Du 5 octobre au 10 novembre 1991, c’est Daniel Pandini et Jo Girodon avec « Peintures et plexis ». Durant cette exposition ils sont filmés en train d’argumenter sur le rapport de l’œuvre au mur. Ce duo Girodon-Pandini donne à Alexandre de la Salle l’idée, l’année suivante, d’associer François Decq et Alberte Garibbo. Qui figurent aussi dans l’exposition de l’été intitulée « Abstraction géométrique »

vernissage de l’exposition « Abstraction géométrique » de 1992. Entre autres : Arden Quin, Edith Aromando, Bolivar, Josée Lapeyrère

 : Arden Quin avec Belleudy, Blaszko, Bolivar, Caporicci, Caral, Chubac, De Spirt, Decq, Demarco, Desserprit, Faucon, Garcia Rossi, Garibbo, Girodon, Jonquières, Le Cousin, Lapeyrère, Leppien, Mélé, Nemours, Piemonti, Presta, Poirot-Matsuda, Roitman, Sobrino, Le Parc. En 1993 : Salvador Presta et Lorenzo Piemonti

de face : Piemonti et Presta pendant l’exposition, photo Frédéric Altman, et giro8 : Presta devant la galerie, photo Frédéric Altman

sont à leur tour associés, et en septembre, l’exposition « Mouvement MADI/carMelo ArDenquIn » regroupe Arden Quin, Belleudy, Bolivar, Caral, Girodon, Faucon, Frangi, Garibbo, Piemonti, Presta, Caporicci, Stempfel, Lapeyrère, Decq, Froment.
En 1994 des « Montages » de Jean Charasse s’écartent déjà de sa période figurative, et font dire à Arden Quin que Charasse n’est pas loin de MADI. En 1996, c’est à nouveau Jean Charasse avec ses « Signaux et Balises ». On peut rajouter à la liste des artistes abstraits qui traversèrent l’espace des rencontres Chasnik, Kudryashev et Suetin. En 1998, Aurélie Nemours et Arden Quin, ces deux géants, sont à nouveau associés pour une exposition en juillet. Aurélie Nemours à qui son maître Fernand Léger avait conseillé : « gardez-vous bien de l’abstraction ». Mais ceci est une autre histoire, à conter plus tard, film à l’appui.
La Foire d’Art Jonction voit aussi se croiser dans le stand d’Alexandre de la Salle des artistes d’art géométriques et de MADI, par exemple en 1989, Arden Quin avec Garcia Rossi, Garibbo, Belleudy, Chubac, Leppien, Nemours et Decq. Idem au Salon « Découvertes » du Grand Palais, en 1991 : Belleudy, Decq, Garibbo, Girodon.

Joute Girodon/Pandini

La controverse entre Daniel Pandini et Jo Girodon est intéressante, car Girodon se veut Madi mais pas Pandini. Le 18 mai 1990, Jo Girodon écrivait à Alexandre de la Salle : « … ci-joint quelques photos (témoignage de la passion), je cherche, je travaille beaucoup, stimulé par cette exposition de St Charles de Rose et par tous les projets qui suivent. Pourquoi pas une expo MADI cet été à la galerie Alex de la Salle et avec notre chef de file ARDEN QUIN ? Je quitte les Beaux-Arts pour plus de tranquillité, je crois de plus en plus à l’importance du Mouvement MADI …(…) J’ai rencontré plus intimement ARDEN QUIN lors du vernissage à Paris : il est comme sa peinture : « sublime ». Bolivar est sur ses traces… aussi les autres… enfin tout ça est merveilleux et ceci grâce à toi. Merci ».
Alexandre de la Salle qui aura montré Jo Girodon dans sa galerie depuis 1969 a fait de lui ce portrait en l’an 2000 : « Jo, infaillible cistertien, toi qui scalpélises l’espace, en décantes les mystères, car tu sais, au micron près, où placer la forme, la couleur, le trait, le point final. Tu sais la clé de voûte, la pierre d’angle, et le point d’orgue. C’est une fête de l’esprit ressaisissant le monde touffu et obscur des choses, pour en tirer une sorte d’impérissable quintessence : aller au plus loin, et s’arrêter là où la route s’achève. L’abîme et sa bordure. L’abîme mais sans la chute. Tu es à ta façon un moine zen, qui chevauche le monde jusqu’en ses limites extrêmes, et, sur la sente la plus étroite, donne à voir le chant le plus épuré. Ô musées, qu’attendez-vous ? Qu’une nouvelle génération de Conservateurs surgisse du néant, et, du néant, tire de tels créateurs ? »

Jo Girodon/Alexandre de la Salle, une amitié exceptionnelle.

Et Jo Girodon de lui renvoyer sur le même mode poétique un « Texte pour Alex » :

Peu importe ma date de naissance
Le lieu où je vis
J’ai le temps pour penser
et le temps de faire
Ma réalité naît d’un moment
Infini
Le temps, le silence, les mots
s’enchaînent
Je vis au centre d’un carré
ou d’un cercle
Une lumière abstraite circule
et m’envahit.
Je tremble . . . . ma réalité devient.

Et aussi :
« Alex ! notre reconnaissance vient de grandir... Quarante ans à l’écoute de nos sensibilités, quarante années de générosité, d’émotivité intelligente au service de l’Art ont fait de toi un homme authentique, le meilleur pour faire grandir la peinture...Alex ! nous avons besoin encore de quarante Années de ta présence, de ta rigueur, de ton dévouement. Merci. Bien à toi et amitiés... Jo »

… et la poésie exceptionnelle de Jean-Jacques Scherrer

L’exposition Girodon/Pandini de 1991 fut relayée par le poète Jean-Jacques Scherrer, ami des deux, qui avait réalisé en 1988 un livre intitulé « La demeure », avec trois reliefs

pliage en relief du livre « la Demeure »

et une gravure de Daniel Pandini. Le texte ne comportait aucune majuscule, en accord avec la voix feutrée de Jean-Jacques, même si son organe vocal était d’un ténor. Ce texte le voici, égrainé au fil des pages :

dans l’espace du dans la demeure

l’investir

c’est l’homme allé avec l’infini

exacte limite où la réalité inventée

porte avant la conscience de l’œil

saisir l’insaisissable

la main voit la main révèle

et ne tiennent les mots

tant bouge le rien de l’air

retournement originel où naît le temps

visible de l’invisible

Un peu de bibliophilie…

En 1992 Les Editions Paul Bourquin publient un livre « MADI » luxueux pour accompagner des expositions à la Galerie Métaphore/Paris, au Centre d’Art Contemporain et à la Galerie G./Besançon, à la Galerie Editions du Faisan/Strasbourg, à la Galerie Alexandre de la Salle/Saint-Paul, à la Galerie Franka Berndt/Paris, boîte où cohabitent des sérigraphies originales de Aeschbacher, Arden Quin, Belleudy, Blaszko, Bolivar, Caral, Decq, Faucon, Froment, Girodon,

sérigraphie de Girodon dans le livre MADI des Ed. Bourquin

Herrera, Le Cousin, Lemercier, Maccheroni, Mélé, Neyrat, Pandini,

sérigraphie de Pandini dans le livre MADI des Ed. Bourquin

Pasquer, Presta, Stempfel.

Dans « Diversités abstraites » aux mêmes Editions Paul Bourquin, publié pour accompagner des expositions à la Galerie Alexandre de la Salle et à la Galerie G (avec sérigraphies d’Arden Quin, Bolivar, Chubac, Garcia Rossi, Laloy, Leppien, Mélé, Nemours, Presta, Vardanega), Carmelo poursuit sa carrière de « manifeste-man » :
« Si l’on veut bien appréhender le phénomène de l’art construit et les raisons historiques de son avènement, on se doit d’être attentif à 1’apparition en force de la géométrie lors de la naissance du cubisme, et même, en cherchant au-delà, tout au moins dans un passé immédiat, à la formule connue de Cézanne, qui conseillait de traiter la nature par le cube, le cylindre et la sphère. Bien sûr, Cézanne restait dans l’apparence, dans l’image, représentant ou interprétant l’objet-paysage, la nature morte, le portrait puisqu’il nommait des volumes et non des plans, éléments fondamentaux de l’art abstrait. N’empêche : on trouve là une des sources de la nouvelle donne plastique qui est à l’origine du vaste renouveau dans les arts, que nous savons. Avec le Cubisme, nous sommes au carrefour duquel vont sortir deux directions opposées : la figuration, qui va aboutir, renouvelée, dans le sur¬réalisme et l’art dit abstrait, qui éclot en maintes branches suprématisme, constructivisme, néo-plasticisme, art concret - pour nous nous en tenir aux dénominations d’usage. En résumant, dans le cubisme se trouve en germe à la fois la surréalité et la géométrisation pure, celle-ci abandonnant l’apparence pour la présence. En tout cela une chose est à remarquer : la persistance du support orthogonal traditionnel. C’est alors que Madi pro¬posa la forme plane polygonale, la forme galbée, le coplanal, l’amovible, dans la peinture, la sculpture, la poésie, l’architecture. Et ceci toujours dans la géométrie, qui, à l’évidence, est de nos jours un acquis irrévocable de la plastique. »
Un très joli extrait des Lettres Persanes (Montesquieu), est également convoqué : « Je passais l’autre jour sur le Pont Neuf, avec un de mes amis : il rencontra un hom¬me de sa connaissance, qu’il me dit être un géomètre ; et il n’y avait rien qui n’y parût : car il était dans une rêverie profonde ; il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche, et le secouât pour le faire des¬cendre jusqu’à lui ; tant il était occupé d’une courbe, qui le tourmentait peut être depuis plus de huit jours. »

Jean Charasse, une place à part dans Madi ?

Jean Charasse fait aussi partie de ceux qui commencèrent un parcours en tant que « peintre géométrique mais non MADI », dans la mesure où sa première vision plastique, fin des années 1960, était sur ce mode abstrait. Puis, comme il l’explique, cette abstraction à ce moment-là était une « impasse ». Le genre d’impasse dans le labyrinthe qui fait que l’on retourne sur ses pas pour trouver une autre route, et même, un jour « sortir » : s’en sortir. L’œuvre de Jean Charasse est diverse car ses étapes correspondent à des questionnements précis, et sentis. Dans cette œuvre il joue sa « vérité », elle lui a permis tous les dépassements nécessaires pour en arriver aujourd’hui à se mouvoir avec aisance dans « Madi ».

Jean Charasse l’Amazonien

La lignée qui passe par Torres-Garcia/Arden Quin/Bolivar/Charasse est pour moi évidente, et c’est ce que j’ai voulu articuler ainsi, et sous le titre : « Jean Charasse, dans l’héritage réapproprié (dans tous les sens du terme) de MADI : « Cela ne surprend pas lorsque Jean Charasse déclare que ses toutes premières pulsions formelles le portaient vers l’abstraction, alors que ses premières périodes de créateur ont été riches de personnages emblématiques mais figuratifs.
C’est un voyage à Sienne qui infléchit le travail vers une ascèse multiforme, et permet une sorte de « Ur-écriture », homophone d’une vie mystérieuse, sous-jacente, dont l’in-formation choisira spontanément le plus grand éloignement possible de la représentation. Dans l’après-coup, aujourd’hui, l’appartenance de Jean Charasse au Mouvement MADI donne une relecture frappante de cette renonciation à la représentation. Sans le savoir, sans le vouloir, sans avoir encore rencontré Carmelo Arden Quin à la galerie Alexandre de la Salle, il devient clair qu’au début des années 1990 Jean Charasse a progressé en solitaire à travers une dialectique historique pointée par Arden Quin dans le Manifeste « La Dialectica » (N°1 de la revue d’Arturo, 1944, Buenos Aires), où il disait. « Pour l’interprétation exacte de l’art dans sa fonction historique doit s’établir l’ordre dialectique « Primitivisme-Réalisme-Symbolisme ». C’est suivant cet ordre que l’art s’est manifesté tout au long de l’histoire ». Jusque-là l’ordre ayant été : « expression, représentation et signification. » Et la manière de sortir du Sens (toujours raté), et donc de l’Imaginaire, va être abondamment explicitée par le mouvement MADI, mais c’est principalement de retraverser à la fois le matérialisme des peuples primitifs (prééminence de la matière, présence de l’objet en tant que signe, jusqu’à la prééminence de la géométrie. Et Carmelo Arden Quin de lire l’Histoire de l’Art occidentale à la lumière des grilles édictées plus haut : primitivisme jusqu’au Vème siècle en Grèce, où, pour la première fois dans l’Histoire, l’homme va substituer l’expression à la représentation optique pure…jusqu’à déboucher à la Renaissance sur un réalisme pur, presque photographique. Et d’annoncer aussi un retour aux sources, entamé en Europe avec l’abstraction des Kandinsky et Schönberg en musique (théorisé par « Blaue Reiter »), et cette idée de « nécessité intérieure » apportée par la Théosophie, ce qui n’est pas anodin puisque la transmission Torrès-Garcia/Arden Quin s’est faite à Montevideo en 1935 à l’Institut théosophique, et que Jean Charasse a lui-même ouvert sa curiosité à des domaines dont les alchimies frontalières ne sont pas exclues. De quel genre de constructivisme symbolique, pour ne pas dire mystique, Torrès-Garcia était-il porteur dans sa révolution plastique de 1935 en Uruguay ?
Dans « Cercle et Carré n°1 » (en 1930, à Paris) il avait écrit un texte intitulé « Vouloir construire », où il avait dit entre autres : « Créer un ordre est ce qu’il faut… celui qui crée un ordre établit un plan il passe de l’individuel à l’universel… Notre seul but c’est de construire. Le pôle opposé du sens constructif est la représentation. Imiter une chose déjà faite n’est pas créer ». Et, en février 1935, dans De la tradicion americana : arte précolombino : « L’époque romantique du pittoresque est passée et nous sommes devant l’époque dorique de la forme. Laquelle est dans l’universel ». Et il ajoute que celui qui construit vraiment pense que ce qu’il faisait auparavant était de la littérature.
Car en 1934, lorsqu’il était rentré en Uruguay, Torres-Garcia avait la conviction que la tradition de l’Amérique du Sud était la tradition indienne, que c’est là que s’inscrivaient son passé et son avenir, et que son art allait manifester une conception mythique et magique inscrite dans des structures géométriques. Et s’il demandait à l’artiste urugayen de retrouver ses racines, lui-même avait déjà appliqué la règle de l’universel en 1931, dans un petit livre fait à la main, écritures et dessins, intitulé « Père-Soleil » (et qui serait édité en 1974 par la Fondation Torres-Garcia). A la main il avait écrit un texte où il disait à un endroit que Dieu se présente à nous « d’une façon si simple et naturelle que le soleil », et le titre était un cercle, un soleil, dans lequel était écrit le mot « PÈRE ». Texte illustré de signes tels que bateau, poisson, ancre, horloge, homme, couple, schéma de « 1-Unité-Loi-Etre », et pures structures habitées ou non, et figures du Christ, et l’on peut très bien imaginer que le passage de Jean Charasse par des symboles de l’Ecole de Sienne chargés de l’histoire christique aient pu apparaître aussi à Joaquin Torres-Garcia comme une pêche miraculeuse de signes universels où l’évolution humaine aurait alchimiquement transformé le trio œdipien en Trinité.
Question de cette évolution permanente métaphorisée par la création d’un artiste, dans l’œuvre de Jean Charasse est très caractéristique la transformation d’assemblages de bois récupérés ou pas, de cercles de métal, de poulies, de cylindres détournés (c’est-à-dire de matériaux ready made qu’Arden Quin a utilisés parfois, ainsi que Bolivar), encore reconnaissables, en de purs signes du fait de leur géométrie abstractisée au point que le référent s’efface.
Abstraction qui, à l’époque des « Signaux et balises » (montrés à la galerie Alexandre de la Salle, Saint-Paul, en 1996) n’est plus qu’un signifiant minimal, un signal, un signe de reconnaissance, un « verbe »qui ne renvoie qu’à lui-même, à la lisière entre su et insu. Pure ouverture, Cheval de Troie de l’Ailleurs. Hors langage, dans un objet sans miroir, sans jumeau, affirmation de l’unique, à la figure osée : audace de l’être. Ou s’il s’agissait de mots, ce serait dans une langue d’oiseaux saisis en plein vol, augures impénétrables, arrêtés sur une question rêveuse, figés dans une zoologie précieuse dont l’énigme reste entière. Objets perdus dont les origines s’enlisent dans les hiatus de toutes les histoires. L’œuvre devient enfin hermétique, c’est le stade où comme dit Confucius, le cœur s’élargit aux dimensions du monde.
Mais ce n’est pas fini. Dans la dialectique traversée par Jean Charasse sur fond d’intuition phénoménale, il lui fallait revenir à la surface, au plan, vantés par Carmelo Arden Quin comme éléments incontournables du fameux primitivisme dans le manifeste « El movil » lu par lui chez Enrique Pichon Rivière, à Buenos Aires, le 8 octobre 1945. Plan comme nouveauté par rapport à l’art abstrait contemporain auquel Carmelo adhère. « Un autre oubli technique d’importance, dit-il, en ce qu’il atteint l’art abstrait géométrique, c’est qu’on n’a pas prêté l’attention nécessaire à la dimension picturale, qui est une structure plane… Jusqu’à aujourd’hui on a ignoré que la forme peut être plane, et d’une manière illimitée ». Et puis : « C’est un nombre infini de formes planes que nous pouvons créer ; chacun d’entre nous a sa forme plane au plus profond de son psychisme. C’est ma conviction ». Et « Le mobile doit être systématisé. La forme plane doit être systématisée. Ce que nous ferons sans faillir ».
Et il se trouve que l’artiste qui aura passé le plus d’années à côté de Carmelo Arden Quin depuis qu’il est arrivé en France en 1948, et jusqu’à sa disparition en 2010, c’est Bolivar, et celui-ci est certainement celui qui a le plus systématiquement exploré la beauté matérielle de la surface, la richesse de ses assemblages, la complexité de ses couleurs, et surtout la densité de son rapport au matériau premier. Dans le Mouvement International MADI d’aujourd’hui, il semble que Jean Charasse ait senti l’esprit de Bolivar comme étant le plus proche du sien, et ses derniers travaux, des cubes lissés aux matières et couleurs extrêmement travaillés pourraient être une sorte de déclinaison personnelle de ce genre de travail. La transmission exige de l’hétérogénéité, et cette période de Jean Charasse est tout à fait originale, très éloignée d’une quelconque copie, mais un même esprit semble régner, d’abord le déséquilibre, et puis une juxtaposition de plans, très harmonique, qui est certainement la signature de Torres-Garcia. Mais les dernières pièces de Jean Charasse, dans des camaïeux subtils de blancs et de gris, presque des monochromes, sont surtout dans une logique sensible par rapport à son histoire, à sa nécessité intérieure, les signes s’effacent presque pour ne laisser plus que des traces, traces d’expérience, traces de dépassement de la dualité, révélant sans doute une sorte d’accession à l’au-delà des formes, que l’on pourrait avancer comme une accession à l’être. Entre vie et mort, dévoilement de l’indicible ».
Un témoignage de Bolivar sur son origine peut être éclairant, il sera extrait d’un récit qu’il m’a fait en 1988 à la Galerie de la Salle, et dont je supprime aujourd’hui, pour des raisons de dimension, tout ce qui concerne son art, et son appartenance à Madi :

Les Charruas, race maudite, par Bolivar

Je suis né‚ à Salto, Uruguay en 1932, d’ascendance française du côté de mon père, mon nom de famille est Gaudin, et par ma mère je suis d’origine indienne, tribu des Charruas. Les Indiens d’Uruguay ont été exterminés en 1832, et on en a amené quatre à Paris pour les exhiber : puis on en a fait des moulages en plâtre, qui se trouvent aujourd’hui au Musée de l’Homme. Je suis arrivé en France en 1963. Je suis retourné deux fois en Uruguay : la première fois au bout de huit ans, et la deuxième vingt-neuf ans plus tard, c’était l’année dernière. Cela va faire trente ans que je suis à Paris. Je suis peintre. Je peignais déjà en Uruguay, où j’ai travaillé‚ aussi pour le théâtre, comme réalisateur de décors. Durant les premières années en France je travaillais avec un artisan bijoutier, mais depuis 67 je me consacre entièrement à la peinture. En Uruguay comme dans toute l’Amérique, dès le début de la conquête, on a décimé les Indiens, et en particulier les Charruas. A partir du XVIIIe siècle, les conquérants ont cherché à les exterminer. Une des premières actions du premier président de la toute jeune république, créée en 1830 - le général Rivera, a été de promulguer le décret ordonnant l’extermination des Indiens. Pour ce faire il a organisé des embuscades dont la dernière, très sanguinaire, en a terminé avec les Charruas en tant qu’ethnie. Il a fait quelques prisonniers, et un grand nombre de femmes et d’enfants ont été emmenés à Montevideo et distribués aux Blancs. Quelques Indiens ont pu s’enfuir vers le Brésil et la forêt amazonienne, mais on n’en a plus jamais eu de nouvelles. Et tout a été accompli par un héros national (c’est ainsi qu’on le désigne encore aujourd’hui) non pas pour cette action mais parce qu’il a aidé l’Uruguay à se libérer de l’Espagne et à construire son indépendance. Le résultat c’est qu’il n’y a plus d’Indiens en Uruguay, à part quelques spécimen de gauchos, métis d’indiens et de blancs, comme moi. Curieusement je suis un mélange d’indien et de français, car en Uruguay sont venus beaucoup de français. Exemple, durant le siège de Montevideo, qui a duré de 1840 à 1850, des français se sont battus pour l’Uruguay. Il en est de même pour la légion étrangère de Garibaldi, (niçois) qui comportait beaucoup de français. C’est à Salto où je suis né qu’a débuté sa carrière. C’est là qu’il a livré sa première bataille, la Bataille de San Antonio. Par ailleurs beaucoup de français sont arrivés à l’époque des guerres de religion, des protestants. Plus tard, également. Ce n’est donc pas par hasard si trois poètes français, et non des moindres, ont vu le jour en Uruguay : Lautréamont, Jules Laforgue, et Jules Supervielle. Il y a aussi ce fait étrange que lorsque Napoléon a pris l’Espagne, l’Amérique Latine a décidé de se débarrasser du joug colonial, et c’est ainsi qu’en 1809 les Uruguayens poussent leur premier cri de liberté en créant la Junte Cabildo qui va désobéir au pouvoir colonial de l’Espagne Napoléonienne. Ayant pris goût à la liberté, c’est contre l’Espagne tout court qu’ils lutteront par la suite, et en 1811, Artigas gagne la première bataille contre les Espagnols. Dès 1810, suite à la prise de l’Espagne par Napoléon, des révoltes ont lieu en Argentine, au Venezuela et dans d’autres pays. Toute l’Amérique latine est redevable à la France. C’est peut-être la combinaison de tous ces éléments qui a suscité cette forte influence de la France en Uruguay.

Les Uruguayens ont toujours préféré la France à l’Espagne, surtout du point de vue culturel. Beaucoup de Français, venus avec Garibaldi, sont restés là-bas. Certains artisans, comme mes arrière-grands-parents, n’ayant plus de liens avec leurs ancêtres, ne parlaient plus le français. Malgré tout il y a énormément de noms français. Particulièrement à l’époque du franquisme, on s’intéressait davantage à la littérature française qu’à l’espagnole : des traductions sortaient presque simultanément. De même que pour les pièces de théâtre. (…) Voilà une photo de la tête de Varmaca Peru, de face : l’un des indiens qui a ont été amenés en France en 1933, et qui est mort à Paris. Plusieurs moulages de son corps sont au Musée de l’Homme. Curieusement ils ne sont pas montrés dans l’Exposition actuelle sur Les « Rencontres de deux Mondes ». Voilà Sénaqué, qui fut le médecin de Varmaca Peru, et qui fut le premier à mourir aux Jardin des Plantes en 1833. Guyunusa, la femme de Tacuabé, et leur enfant, ont été exposés aux Champs-Elysées. Plus tard, elle et son compagnon, ont été donnés à un cirque qui les a emmenés à Lyon. Guyunusa est morte dans un hôpital. On n’a plus jamais entendu parler de Tacuabé et de l’enfant. Ceci est un jeu de cartes Charruas, copié de l’espagnol, reproduit dans un livre de Paul Rivet qui a beaucoup travaillé sur les Charruas. Voilà une pierre gravée. Ici une des rares pièces anthropomorphes Charruas. Un autre fait bizarre : lorsque j’ai quitté mon pays, ma mère m’a demandé d’enquêter sur ces Indiens qui avaient été emmenés à Paris. J’ai alors cherché dans un dictionnaire Larousse de la fin du siècle : ils étaient mentionnés comme une tribu qui aurait préféré la mort plutôt que de se soumettre. J’ai ensuite cherché dans des dictionnaires plus modernes : les mentions se sont faites de plus en plus succintes. Et récemment ils ont disparu du dictionnaire. Il n’y a plus de Charruas. C’est curieux mais c’est comme ça. Car ces indiens ont été étudiés entre autres par Geoffroy de Saint Hilaire, et au Musée de l’Homme, même si ces moulages n’ont pas été exposés récemment, ils peuvent être vus.

Alors si vous voulez une synthèse, la voici : Les Charruas ont habité l’Uruguay jusqu’à leur extermination en 1833. Ils se sont battus pour ne se soumettre ni aux Espagnols, ni aux métis qui ont pris le pouvoir après la Libération : mais c’est surtout parce qu’ils n’ont jamais voulu accepter l’évangélisation. Ils se sont battus avec le premier arrivé, Juan Diaz de Solis, qui, avec son expédition, en a tué un bon nombre. Contre Ortis de Zarate, et ils ont été vainqueurs. En 1535, ils se sont battus contre les troupes de Garay, le fondateur de Buenos Aires, qu’ils ont tué. Et, pendant trois siècles, ils se sont battus contre les troupes Espagnoles. Selon les estimations, ils ont coûté à l’Espagne plus de sang que les empires Incas et Aztèques ensemble. Tous ces combats ont eu lieu parce qu’ils ne voulaient pas se soumettre, d’abord à l’Empire Colonial et plus tard aux prétentions des gens qui détenaient le pouvoir en Uruguay, et aussi dans une partie de l’Argentine où ils habitaient, la Provincia de Intrerrios. Ils disparaissent maintenant une deuxième fois : après avoir été exterminés en tant qu’ethnie, ils sont supprimés des livres en tant que mémoire. Leur nom même est effacé du dictionnaire. Les Charruas se réunissaient en assemblée tous les soirs autour du feu pour discuter de l’action qu’ils allaient mener le lendemain. Ils votaient, et tous ceux qui avaient voté étaient tenus d’accomplir l’action pour laquelle ils s’étaient prononcés, soit à la guerre soit à la chasse, mais ils n’étaient pas tenus d’obéir s’ils n’avaient pas voté, et même si au cours de la nuit ils avaient réfléchi et changé d’avis. A aucun moment ils n’étaient obligés de faire ce qu’ils ne voulaient pas faire. Ainsi les petits garçons devenaient hommes lorsqu’ils s’estimaient eux-mêmes capables d’agir (par exemple tuer un jaguar tout seul, ou autre chose du même genre) mais ils n’étaient pas tenus d’obéir. La coutume voulait qu’ils soient toujours tous d’accord entre eux.

Civilisation perdue des Charruas

Les Charruas étaient polygames et polyandres. Les enfants appartenaient à l’ethnie et non à un père particulier, sauf plus tard, sous l’influence des espagnols. Il n’y a avait aucune cérémonie de mariage. Toutes les femmes qui vivaient sous la tente d’un homme étaient ses épouses, mais elles n’étaient pas tenues de rester. Tous les biens étaient mis en commun, mais il n’y avait pas d’accumulation. Ils vivaient au jour le jour, là où il y avait de quoi manger. Et lorsqu’ils faisaient rôtir une viande, celui qui avait envie de prendre un morceau selon son goût se servait, sans attendre les autres, sans demander d’avis. Il pouvait manger tant qu’il y en avait, sans penser aux absents, car on considérait que celui qui n’était pas là mangeait peut-être ailleurs. Ils vivaient d’une manière communautaire, une démocratie primitive, mais très évoluée. Ils écoutaient à leur façon les conseils des anciens, mais n’étaient pas tenus de leur obéir. Ils considéraient les fruits et la chasse comme un bien commun, mais lorsque d’autres tribus, plus sédentaires, venaient chasser sur leur territoire, ils s’estimaient avoir été pillés, et leur faisaient la guerre. Ils ne se battaient jamais entre eux. Cependant, lorsqu’ils avaient un différent à régler, ils se battaient, jamais à plus de deux. Celui qui se considérait comme battu s’en retournait : la lutte était terminée, tout continuait sans vainqueur ni vaincu. Ils étaient tous égaux, personne n’étant au service de l’autre. Les Charruas changeaient parfois leur nom pour celui d’un vaillant qu’ils venaient de tuer, ou d’un lieu de bataille qui leur avait plu. Ce n’était pas important de conserver le nom d’une famille ou d’une caste. Voilà l’histoire de mes ancêtres.

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