Frédéric Altmann – Soutine vous peignait après l’école ?
Alexandre de la Salle - Oui, ma sœur Edmée et moi, il venait nous attendre à la sortie de l’école, il nous plaçait à un endroit du chemin qui, de la mare, menait au village voisin, et nous demandait de ne plus bouger, c’était un peu frustrant, j’avais 9 ans en 1939, et ma sœur sept ans, pour nous c’était un peu désagréable : on entendait les autres enfants jouer et rire ! A partir de 1939, et jusqu’à son départ pour Paris début 41, les enfants dans les chemins creux, c’est toujours nous, et on nous voit dans les tableaux intitulés : « Le retour de l’école après l’orage », « Le chemin de l’école », « Deux enfants sur une route », etc.
Dans ma lettre à Jacques Lantheman, en 1981, je disais que Soutine était resté un an avec nous, mais j’avais neuf ans à l’époque, et d’autres témoignages précisent que c’était de l’été 1939 à février 1941, donc un an et demi. Quant au portrait de mon père par Soutine, dans le « Soutine » de Pierre Courthion (1972), il est daté de 1926 et intitulé, avec des fautes d’orthographe, « Portrait de Udo Einsield (le garçon à l’habit bleu) », et dans le Catalogue Raisonné « Soutine » de Maurice Tuchman aux éditions Taschen (1993), il est daté de 1924 et intitulé « Portrait de Udo Einsild ». Le nom de mon père est Uudo Einsild, mais l’estonien n’est pas une langue courante. L’écriture de l’Histoire n’est pas une science exacte apparemment. Ce portrait est passé par diverses collections et expositions, je ne sais où il est aujourd’hui, j’aimerais pouvoir vérifier la date exacte. Quand Jacques Lantheman m’a interrogé en 1981, j’ai témoigné de mes souvenirs d’enfance sans me référer à des biographies de Soutine déjà éditées, par exemple, le « Soutine » de Pierre Courthion, énorme album édité en 1972 aux Editions Edita-SA Lausanne-Denoël, qui comporte, je le vois aujourd’hui, des témoignages éclairants d’un côté, contradictoires de l’autre. Par exemple, concernant la compagne de Soutine lorsqu’il était avec nous à Civry, Gerda, une femme sculpteur qui était sa voisine à la Villa Seurat, Chana Orloff, déclare : « Un soir de 1937, au café du Dôme, le peintre avait fait la connaissance de Madame Gerda Groth, née Michaelis, celle qu’il appelait Mademoiselle Garde, et que nous connaissions sous ce nom ». Moi j’ai toujours entendu Soutine l’appeler Gerda, et c’est ainsi que nous l’appelions aussi. Il y a d’ailleurs une lettre de Soutine à son ami Spahi où il l’appelle Gerda. Toujours dans le livre de Courthion, il y a une photo de Gerda, et une de Soutine dans le living-room de Chana Orloff, avec cette mention : « Mlle Garde (c’est ainsi que Soutine appelait Mme Gerda Groth, née Michaelis), fut l’amie du peintre lors de l’installation de celui-ci à la Villa Seurat. Elle lui fut dévouée. C’est avec elle que Soutine se réfugia à Civry, dans l’Yonne, en 1939 ». Il ne s’est pas réfugié l’été 39 quand il est venu avec nous à Civry, nous partions en vacances, c’est plus tard qu’il a eu des ennuis. Et c’est ce que raconte ma mère dans une émission de radio en 1956, enregistrée chez Francis Carco, avec Madeleine Castaing, Carco et Kikoïne, dont nous avons la transcription. Elle dit à un moment : « Invité par mon mari, il (Soutine) était venu passer ses vacances dans l’Yonne, en 1939, à Civry… il avait loué une maisonnette pas loin de chez nous. C’est là que la guerre le surprit, et comme il était étranger il ne pouvait plus se déplacer ». Dans le livre de Courthion, on lit : « Au début de septembre 39, la guerre, celle qu’on a tout d’abord appelée la drôle de guerre, surprit Soutine et sa compagne à Civry, petit village de l’Yonne, situé non loin d’Avallon, dans le canton de l’Isle-sur-Serein, où les Einsield (sic), les amis du peintre, possédaient une maison. Soutine et Mlle Garde y demeurèrent en qualité de réfugiés ». Encore. C’est vrai que quand il a voulu rentrer à Paris, pour se faire soigner je pense, le maire de Civry, Monsieur Sebillotte lui a fait savoir que, comme juif, il était assigné à résidence ainsi que sa compagne, avec interdiction de sortir de Civry. Je ne peux dire la date exacte. Ce dont je me souviens, et que j’ai raconté à Jacques Lantheman, c’est que quand il a été dénoncé comme espion, ma mère l’a empêché d’aller se présenter à la gendarmerie. Elle raconte cela en détail dans l’émission de radio. Il avait d’abord habité chez nous, et puis nous lui avions trouvé une chambre chez la mère Michel. C’est ce que Courthion écrit également : « Soutine logeait dans le centre du village, chez la mère Michel, l’épicière qui louait des chambres. Il a peint là-bas, me dit Mlle Garde, les peupliers dont l’allée partageait le village. C’est là aussi qu’il a fait ses retour d’école. Pour tenir les enfants, je leur donnais du chocolat, car Soutine les faisait poser longtemps ». Les enfants c’était nous, et me souviens de ces barres de chocolat, que je mangeais tout de suite, et ma sœur plus lentement. Après je lui demandais de m’en donner. Elle ne voulait pas toujours !
Courthion raconte aussi que Soutine rencontre à Civry « un coreligionnaire qui vient comme lui de Biélorussie », engagé dans les spahis, et dont l’escadron stationne dans l’Yonne : l’adjudant Georges Grogh. Ils sympathisent, mais bientôt l’adjudant est affecté à Tlemcen. Soutine lui écrit (23 septembre 39) : « Mon cher Georges. Depuis ton départ pour l’Algérie je suis bien triste malgré la présence de Gerda… » etc. Et le 4 octobre 1939 : « Procure-moi des tubes. Je n’ai plus de peinture pour l’instant. Je dessine seulement et je refais des gouaches et des aquarelles bien que je n’aime pas trop cette sorte de peinture ». Le 10 janvier : « Je peins sur des cartons car je n’ai plus de toiles ». Venu en permission l’adjudant George Grogh lui a porté des tubes. Le 15 mars 1940 : « Je dessine car je n’ai plus momentanément de peinture ». Etc. Le 10 mai : « Comme tu le sais c’est partout la catastrophe… tout ce qui arrive me rend très malheureux ».
Et, écrit Pierre Courthion, en février 1941, le peintre quitte son refuge de l’Yonne et loue une chambre dans un petit hôtel à Paris, avenue d’Orléans. Mais, ayant été, le 20 octobre 40, recensé comme juif de Paris, Chana Orloff dit qu’elle l’a vu sortir du bureau en disant : « Regardez (le tampon avait été mal appliqué), ils ont abîme mon juif ! » C’est à Paris qu’il se faisait soigner de son ulcère, dont il est mort en août 1943, alors qu’il habitait Chinon avec sa nouvelle compagne Marie-Berthe Aurenche, ex-épouse de Max Ernst, et que tout le monde appelait « la veuve Berthe », je ne sais pas pourquoi ! Gerda s’était présentée au Vel d’Hiv le 15 mai 1940, et de là avait été envoyée au camp de concentration de Gurs. Elle a heureusement survécu, et a même assisté aux funérailles de Soutine, où était présent Picasso.
« Durant son séjour dans l’Yonne, écrit Courthion, Soutine fut hanté par le thème des enfants revenant de l’école. Qu’a-t-il pu voir en eux ? Un prétexte sans doute à évoquer je ne sais quelle fraîcheur d’âme qu’il n’a pas pu s’empêcher d’entourer d’orage et de tonnerre. Car si, vers cette époque, il a renoncé à son obsession de la viande avancée, c’est pour reporter son besoin de décomposition sur le monde végétal et le paysage. Aussi reprenant le motif esquissé dans une toile antérieure Enfants sur la route de Chartres il a peint alors ces œuvres majeures : Jour de vent à Civry et Le retour de l’Ecole. Les deux toiles sont à la Philips Memorial Gallery, à Washington ».
Soutine nous a peints, ma mère l’a peint, elle a fait un portrait de lui à Civry, était-ce en 39 ou en 40 ? Le tableau est encadré, il faudrait le décadrer pour voir s’il y a une date. Mais ma mère ne datait pas toujours ses tableaux.
Quand les dates manquent, on peut les retrouver grâce aux lieux où les tableaux ont été exécutés, New-York, Mexique, Maroc, Paris, Var, Alpes-Maritimes, Gorges-du-Loup, Vence… Elle a peint le fameux frêne de Vence que Soutine avait lui-même traité en une longue série lorsqu’il y était venu en 1929, après y avoir fait un séjour en 1918 avec Modigliani.
Et c’est à Cagnes en 1920 qu’il avait appris la mort de Modigliani. En 1923 il est encore à Cagnes, et peint les Gorges-du-Loup, Gourdon et Gréolières. Et en 1925 il retourne à Paris car Zborowski veut mettre à sa disposition un modèle, Paulette Jourdain, ainsi qu’une voiture avec chauffeur qui le conduira où il voudra aller peindre.
Frédéric Altmann – A un moment ta mère est venue vivre à Vence ?
Alexandre de la Salle – Non, mais ma sœur et moi vivions à Vence depuis 1960, et ma mère, qui a habité Sceaux, et puis Montrouge jusqu’à la fin, venait faire des séjours chez nous, et peindre les plages de la Côte d’Azur, la montagne, les villages de l’arrière-pays… Elle a ainsi fait une exposition à Cannes, sur la Croisette en 1969, à la Galerie Stoliar, organisée par un mécène qui l’avait sous contrat.
Ma mère a été plusieurs fois prise sous contrat par des marchands d’art qui croyaient en elle, dont Zborowski. Mais Zborowski a été ruiné en 1927, et est mort quelques années après. S’il avait vécu plus longtemps, ma mère serait célèbre aujourd’hui. Mais ce n’était pas son tempérament de se montrer, d’alerter sur sa personne. Sa passion, c’était la peinture. Et la vie. Elle était curieuse de tout.
Frédéric Altmann – Où est-elle née ?
Alexandre de la Salle – En Bretagne, d’une très vieille famille, c’est une longue histoire, mais dès le début sa vie a été un roman, puisqu’à l’âge de quatre ans elle a été enlevée par son père, César Louis Sourdillon, en compagnie de son frère et sa sœur, leur mère les a cherchés pendant 20 ans. Ma mère avait quatre ans, sa sœur Louise six, et son frère Charles ans. Leur mère, ma grand-mère, Bathilde Héloïse Marie de la Salle, ayant demandé la séparation d’avec son mari, et la justice la lui ayant accordée ainsi que la garde des enfants, Louis les a kidnappés, un mandat d’arrêt a été prononcé, et toutes les polices d’Europe, du Canada et des Etats-Unis, et Interpol, se sont lancés à leur recherche. Sans les trouver jusqu’à ce que ma mère ait vingt ans ou quelque chose comme ça. Quand elle a revu sa mère, elle l’a appelée « Madame » ! Les enfants sont allés vivre un peu avec elle, avant de se marier, pour rattraper le temps perdu, et Louis en est mort de chagrin. Ce qui est extraordinaire c’est la pile de coupures de presse qui montre que pendant toutes ces années Mme Louis Sourdillon (jamais on ne dit son prénom, elle est toujours Mme Louis Sourdillon, même si elle s’est séparée de son mari) demande de l’aide aux populations, par l’entremise des journaux qui racontent inlassablement son histoire : il y a cinq ans… il y a dix ans… il y a quinze ans… on m’a pris mes enfants… elle donne tous les détails, de sa vie de couple, de son divorce, de l’enlèvement, par exemple dans le Brooklyn Daily Eagle du 12 mai 1912 qui titre : « French Mother Begs Aid to Recover Her Children ». Des articles comme cela il y en a des quantités, dans des journaux de divers pays, avec les photos du père, des trois enfants, leur description, et une offre de récompense !
Le Brooklyn Daily Eagle (devenu plus tard Brooklyn Eagle) était un quotidien publié à Brooklyn, New-York, depuis 1841, et à un moment donné le journal du soir le plus populaire aux Etats-Unis. Walt Whitman en fut le rédacteur en chef pendant deux ans. Une grève prolongée a eu raison de lui en 1955 même s’il a été brièvement relancé entre 1960 et 1963. Ce qui est incroyable dans cet article du 12 mai 1912, c’est qu’on compare l’histoire des « enfants perdus » (waifs) de ma grand-mère avec celle de deux petits « waifs » qu’une femme a récupérés des bras d’un homme (leur père ? on ne savait) sur le Titanic (dans la nuit du 14 au 15 avril 1912) « avant qu’il ne sombre dans les profondeurs de l’océan ». Leur mère avait fait un appel mondial, avec leurs photos, et la dame avait pu les rendre à leur mère. Je ne sais si ça avait réconforté ma grand-mère, Bathilde, « de Paris, France », qui, « par l’entremise d’un ami de Long Island, s’adresse à l’Eagle ». Le 12 mai 1912, c’était donc treize ans après l’enlèvement, et le terme d’enfants perdus devait commencer à prendre sens. Mais les enfants n’étaient pas perdus, même si pour leur mère le fait de ne pas savoir s’ils étaient vivants ou morts était un supplice, car leur père les faisait changer de pays, et de nom, probablement, leur faisant apprendre des langues, visiter des musées, jouer de divers instruments. C’est peut-être là que ma mère a contracté le goût des voyages, elle est allée peindre un peu partout, mais exposant toujours, on la retrouve en mai-juin 1930 à la Galerie Gilbert, 1, Rue Madame, avec Kikoïne et Gen-Paul, etc. Elle n’a jamais cessé de peindre, même pendant la guerre, pendant l’occupation, il y a des tableaux représentant cette région…
A suivre...