Edmond Vernassa : l’art et la matière
Interview réalisée par Rodolphe Cosimi 18 février 2010 – Nice
R.C : Très tôt, les arts plastiques t’ont attiré et pourtant, c’est auprès de l’industrie que tu vas découvrir un nouveau matériau, le plexiglas.
E.V : C’est étrange, dans le sens où c’est assez curieux que ce soit tombé sur moi. Il y avait un laboratoire de recherche Alsthom à Paris, qui a été le premier à fabriquer des plaques de plexiglas en France, parce que c’était un brevet allemand. Ce brevet, pour l’anecdote, était passé au titre de dommage de guerre à la France. Par une succession de circonstances, une personne que je connaissais à Nice, se fournissait chez eux et m’a fait connaître le plexiglas.
R.C : La découverte en 1949 de cette nouvelle matière a été littéralement le point de départ de ton aventure créatrice.
E.V : Oui. Les Allemands avaient donné la formule de ce matériau nouveau, mais il fallait se contenter de cela. Personne ne savait ni le travailler, ni vraiment quoi en faire. Il fallait faire connaître le plexiglas. J’ai donc commencé à faire quelques pièces, des appliques, des lustres. Le matériau coûtait cher mais des commandes m’ont permis de subsister et pendant quarante ans, je l’ai travaillé.
R.C : Tu vas devenir le précurseur de ce matériau qu’est le plexiglas. De quelle manière l’as tu exploré ? Découvres-tu tout de suite toutes les potentialités de cette matière ?
E.V : J’ai été, je pense, le premier à vulgariser ce matériau. Depuis tout jeune, j’ai toujours aimé dessiner, peindre, avant même d’aller au cours du soir des Arts Déco et j’ai toujours ressenti un côté artistique, bien que je préfère dire « création ». Ce matériau m’a curieusement un peu paralysé, c’est à dire qu’il était tellement beau, cette apparence de cristal… Il peut se modeler, se transformer, ça m’a séduit tout de suite. Il ne s’agissait pas seulement de le polir et de le mettre sur un socle. J’ai commencé à découper des panneaux de bois peint, sorte de totems, j’appelais ça la poésie de la mécanique, c’était des rouages avec des sortes de pétales, c’était assez curieux. Mais il m’a fallu assez longtemps pour oser travailler ce matériau que j’avais sous la main. J’ai commencé par utiliser certaines propriétés de plaques striées qui avaient des qualités optiques. J’ai eu envie de les manipuler et je me suis rendu compte qu’il y avait des choses à en tirer. C’est le début de la cinéoptique.
R.C : Ta rencontre avec les Maeght a été décisive dans ton parcours.
E.V : Je continuais à faire mon travail personnel mais Maeght a été décisif car c’était le monde des artistes. Au lieu d’être impressionné ou découragé par le talent des autres, ça m’a au contraire donné un coup de fouet. J’avais déjà commencé la cinéoptique, les écrans, les images virtuelles mais j’en suis sorti et j’ai voulu faire des recherches pour représenter les mouvements dans l’espace.
R.C : À partir de ce moment, tu n’as cessé d’être un chercheur invétéré et de te servir de ce matériau au service de l’art. D’ailleurs, l’essentiel de ton œuvre a été développé avec cette matière ?
E.V : L’œuvre classique oui, mais quand je l’ai travaillé, je lui ai un peu fait subir tous les outrages. Je savais quelles étaient ses qualités et ses défauts dans la fabrication, je connaissais ça à fond. C’est même ce qui m’a permis d’aider d’autres artistes, parce que cette connaissance a montré qu’il s’agissait d’un matériau noble qui tenait dans le temps. Ces qualités m’ont séduit, et j’ai même été au-delà en provoquant des ruptures, des échauffements, des brûlures, tout ce qui pouvait se faire au-delà des normes du travail classique.
R.C : Tu vas avoir une double approche du plexiglas, matière qui va exercer sur toi une véritable fascination. La première est l’approche expérimentale, la seconde philosophique. Comment expliquer ce rapprochement entre science et art ?
E.V : Dans mes recherches, je fais quelque chose d’abord et je cherche après le thème qui correspond. C’est peut être une boutade mais un tronc de vérité. Pour l’imagination, j’ai un subconscient qui est génial (rires), j’ai des tas d’idées formidables… L’inconscient, bête comme ses pieds ! C’est une espèce de lutte entre le côté esthétique et l’envie de dominer la matière. Il paraît qu’il y a un côté poétique mais ce n’est pas ma recherche.
R.C : De nombreux scientifiques saluent ton travail et portent une attention particulière à ton œuvre.
E.V : Il s’est trouvé que j’ai fait une exposition assez importante dans l’arrière-pays et le physicien Pierre Coulet a trouvé des similitudes entre mes recherches sur le mouvement et le monde scientifique. Il paraît que j’ai illustré des théories pointues actuelles sans le savoir, je suis très surpris et ça s’est produit dans différentes périodes de mon travail. Ecrans, spirales, ondes. A chaque fois, on a trouvé quelque chose, jusqu’aux froissures. C’est encore une boutade mais Pierre Coulet ne veut pas croire que je n’ai pas fait d’études supérieures et il ne comprend pas comment j’ai pu trouver tout cela sans les mathématiques. Sincèrement, je suis nul en math, je fais des pièces instinctivement. Il est très étonné que je n’aie pas fait d’études. Je suis très étonné moi aussi, je ne comprends pas qu’on puisse réaliser de telles choses par le calcul…
R.C : La cinétique a été ton premier champ d’exploration. Puis, à travers des sculptures, des kaléidoscopes colorés, de véritables machines cinétiques et jeux de miroirs, tu as exploré le temps, la lumière, le mouvement.
E.V : C’est exact. Il y a toujours eu derrière ça, le déroulement du temps. Pour travailler sur le temps, j’ai été obligé de provoquer un mouvement hélicoïdal, linéaire ou autre. Ce qui m’a intéressé un jour, ça a été de tenter d’arrêter le temps. C’est prétentieux de vouloir arrêter le temps (rires) mais ce que j’ai voulu représenter, c’est ce que j’appelle les Contraintes. Ce moment où le pavé veut passer au travers de la plaque, s’enfonce dedans et reste en suspension. C’est l’arrêt du mouvement.
R.C : Les « tensions et contraintes », comment y arrives-tu ?
E.V : C’est une grande partie de mon travail. Je suis allé plus loin dans la matière. Un jour, Michel Dray, qui m’avait bien poussé à la chose me dit : « Tu devrais essayer de la violenter ». J’ai toujours eu des scrupules d’avoir un bloc de plexi bien poli et de devoir l’abîmer. Je l’ai pourtant déformé, ramolli. J’ai pris sur moi d’aller plus loin, de chauffer davantage, de pousser les limites du matériau, de créer des accidents provoqués. Je me suis rendu compte que c’était très intéressant dans le sens où ça avait beaucoup de force. On voit des brisures internes qu’on ne voit pas dans d’autres matériaux.
R.C : Brisures, arrachements accidentels… Toujours la même recherche des effets et des conséquences d’effets de la matière ?
E.V : Exactement, c’est une continuité, et j’espère qu’il n’y aura pas de fin. Ou peut aller avec ce que l’on peut en faire, c’est cela qui est passionnant. Il y a toujours un côté esthétique, je ne peux pas m’en empêcher bien sûr. Autant que la pièce soit belle !
R.C : N’y a t-il pas derrière cette recherche une envie de jeu, presque enfantin ?
E.V : C’est un fait. Je dirai presque la recherche d’humour, elle est discrète mais pour moi, c’est assez drôle. La matière se déforme d’une certaine manière et c’est assez marrant. R.C : Toujours en recherche sur ton matériau de prédilection, tu vas aborder ensuite pendant une quinzaine d’année, une série d’œuvres qui va évoluer autour de la notion de reflets et de distorsions. E.V : Je pense que c’est une suite logique. J’ai commencé par le mouvement interne, le mouvement de l’espace externe et l’arrêt du mouvement. Pourquoi ne pas prendre le reflet de ces recherches ? Ces reflets, je les trouve intéressants, dans le sens où ils provoquent les mêmes distorsions que l’objet que j’ai contraint. Le bloc de plexi que j’ai ramolli, écrasé, et d’une certaine manière, déformé, est devenu une chose nouvelle. Je retrouve des distorsions. Pas les mêmes, mais c’est comme si on était intervenu manuellement dessus. Il y a toujours cette corrélation.
R.C : Le travail préparatoire est-il important ? De l’idée à la réalisation de tes œuvres, y a t-il une part de chance ou tout est-il calculé au moindre détail ?
E.V : On est en lutte avec des matériaux qui ne se laissent pas faire. Et on se retrouve face à des inattendus qu’on ne pouvait pas inventer, des sortes d’accidents qui vont provoquer d’autres idées. C’est seulement comme ça qu’il y a progression. Le travail préparatoire, c’est d’abord dans mes recherches mentales qu’elles commencent. J’imagine un mouvement, une pièce assez impossible à réaliser, ensuite, je râle parce que je n’arrive pas à la faire. En passant au croquis, je la découvre mieux mais elle a perdu de sa force et de sa valeur. Ensuite, je passe à la maquette. La réalisation est difficile, pénible. Il m’a fallu plusieurs années pour réaliser certaines pièces. Pour l’Hommage à Moebius, il m’a fallu du temps pour faire entrer une roue dans elle-même. Une part de chance ? Tu me tends la perche…. (rires). Un proverbe que j’aime beaucoup dit : « Mieux vaut avoir de la chance que du mérite », c’est tellement vrai ! Je n’ai jamais été emballé par mon travail, je ne me suis jamais pris au sérieux, ce qui est très mauvais, parce que c’est contagieux (rires) et si tu ne te prends pas au sérieux, les autres non plus… J’exagère, mais je n’ai pas toujours été content de moi. Aujourd’hui, je commence à découvrir certaines qualités de mon travail, à mon âge canonique.
R.C : Ton travail va te conduire à l’Art monumental, notamment une commande publique d’un monument à La Trinité. On peut trouver aussi plusieurs de tes œuvres dans les villes. Que t’apporte ce type de démarche ?
E.V : Cela a toujours été mon rêve. J’ai toujours dessiné… dessiné de grandes pièces. L’opportunité m’a été donnée et c’était un grand plaisir. Cela a été une sorte de finalité, une trace de grande dimension. Mais j’ai aussi fait des bijoux et un artiste doit savoir faire les deux. Un petit objet peut être en lui-même monumental.
R.C : Tu as récemment reçu, et à l’unanimité, le Grand Prix du Comité Doyen Jean Lépine. Une belle consécration qui couronne ta carrière et ton œuvre.
E.V : C’est inattendu. Je le pense sincèrement. C’est valable pour le prix comme pour les conférences qui parlent de moi ou de mon travail. J’ai l’impression qu’on parle de quelqu’un d’autre… Cette récompense, il y a des personnes qui l’auraient méritée plus que moi. Mais c’est bien d’être reconnu. C’est une double reconnaissance, artistique et artisanale, à travers le matériau. C’est une reconnaissance aussi pour Plexi Azur. Il a permis aux artistes de l’École de Nice, les artistes de Maeght, Miro, par exemple, de travailler dans mon atelier.
R.C : Tout a-t-il été découvert avec le plexiglas ?
E.V : On n’a jamais fini de découvrir, une vie ne suffit pas au métier. Ce qui est merveilleux, c’est que le plexi a été découvert en 1932 et il est travaillé encore aujourd’hui dans la façon. Il a toujours gardé ses qualités et n’a jamais été détrôné. C’est quelque chose pour une matière plastique ! Je pense avoir contribué à lui avoir donné une certaine noblesse. Lorsqu’on parle de matière plastique, généralement, c’est péjoratif. Ce n’est pas la même chose avec ce matériau. R.C : Finalement, artiste ou chercheur ? E.V : Chercheur. S’il y a un côté artistique et poétique, tant mieux ! J’en suis heureux, mais je me considère plus comme un chercheur. Je suis très curieux comme doit l’être un plasticien, je regarde le ciel, les nuages, le trottoir et il y a des choses remarquables : le reflet de la lumière sur les coques de bateaux, ces miroitements, je tente de me rapprocher de la nature, on cherche à l’intégrer quelque part, même si l’on ne s’en rend pas compte.
Edmond Vernassa nous a quittés en mars 2010 et cette interview est un hommage que toute l’équipe d’Art Côte d’Azur a voulu lui rendre.