Une cosmogonie graphique
Robert Bonaccorsi
Être ou se définir en marge ? Les deux mon général ! Jean-Pierre Nadau dessine depuis près de trente ans inlassablement, irréductiblement, singulièrement, tout en s’inscrivant de plein droit dans un “entre soi”, une confrérie élective ou se côtoient (entre autres) Fred Deux, Davor Vrankik, Chris Hipkiss, Ody Saban, Nick Blinko, Augustin Lesage... et bien sûr Chomo (Roger Chomeaux), le rebelle, l’inespéré inspirateur qui conjuguait le goût et la passion de la sculpture, du dessin, de la peinture avec le sens de la formule : “Je ne suis pas instruit des hommes, je suis instruit du ciel”, “On a le droit de parler que quand on a fait quelque chose”1 . Tous différents, tous inclassables, avec, peut-être, comme dénominateur commun le goût des univers en expansion, extravagants, ludiques, démesurés. Qu’importe ici les classements (art brut ? Neuve invention ?). Tout se joue au niveau des passerelles entre culture savante et culture populaire, de la curiosité pour la création dans ses infinies déclinaisons, du théâtre à la littérature en passant par la musique (Ockeghem, Ennio Morricone, Jacques Thollot, Frank Zappa, Jo Privat, Lovecraft, Raymond Roussel).
Pour Jean-Pierre Nadau, il ne s’agit en aucune façon de transformer sa situation et ses connivences en postures, mais de s’affirmer dans une pratique du noir et blanc, de la trace, de la griffe via la plume sergent-major et l’encre de chine. Le trait relève de l’épure, même et surtout lorsqu’il se déploie dans la démesure d’un univers baroque avec comme non-limite, le all-over, le trop plein. Le monde tel un ouroboros ? Non comme un siphon avec le cercle comme point de départ et principe narratif, dans son développement et son accomplissement. Une spirale, un maelström. L’évolution serpentine d’un Inferno terrestre, une “sociologie cosmique” (Warren Buffet les coffres forts de Satan). L’entrelacement des pleins et déliés restituent l’interdépendance chaotique du monde.
Face à un dessin de Jean-Pierre Nadau (quelqu’en soit le format, du plus modeste au gigantesque Siphon de 1 200 cm) le regard devient captif. Il circule, culbute, virevolte, s’amuse, se perd, divague, s’inquiète, s’émerveille, s’interroge... Point de répit, point de salut, mais le constat graphique de la condition humaine dans sa dimension dérisoire et tragique. La virtuosité n’excuse pas tout. Elle se doit d’être au service d’un point de vue, d’une vision assumée avec constance, détermination et fougue. Jean-Pierre Nadau possède toutes ces qualités et ces vertus. Elles lui permettent de créer une cosmogonie graphique où s’entrechoquent mythes, histoires, récits, légendes, paysages intérieurs. Le dessein d’un univers définitivement placé sous l’égide de l’Ange du bizarre.
27 janvier 2015
Un Siphon
Jean-Pierre Nadau
Il y a d’abord cette grande spirale qui couvre toute la surface ; spirale temporelle de la vie sur notre planète, depuis ses origines jusqu’au centre, point central aussi de l’ensemble de la composition qui représente notre mystérieux futur. Tout au long de cette spirale on suit l’évolution de la vie, chronologiquement, de son apparition jusqu’à l’homo-sapiens, toute une bonne partie de l’évolution des espèces… en alternance, j’ai retranscrit de façon cartoonesque les “sons” que produisaient ces animaux pour communiquer.
Arrivé à l’homme moderne, le développement et la sophistication des armes à travers les âges remplacent dans la suite de la spirale l’évolution des animaux : de la hache de pierre jusqu’aux missiles les plus performants, en passant par le pilum romain, le canon de Gribeauval ou le casse-tête chinois. En alternance avec ces armes dessinées et en remplacement des bruits gutturaux de tout le bestiaire préhistorique, l’évolution de la pensée humaine est représentée par des citations philosophiques (toujours dans un ordre chronologique, de Platon à Gilles Deleuze). Et puis il y a ces cercles, immenses à chaque extrémité du dessin, devenant de plus en plus petits, à l’approche du centre, de la composition, c’est-à-dire le coeur de la spirale. Si cette dernière, vu de loin, peut faire penser à une galaxie, “les cercles” en question ressemblent plutôt à des planètes. Mais la stricte symétrie inversée entre la partie droite et la partie gauche du dessin suggère plus exactement la représentation d’une seule planète, avec les diverses phases de sa course orbitale elliptique comme on voit par exemple dans les livres d’astronomie.
Donc ces cercles ne représentent pas des astres, mais ce qui se passe sur une seule terre, la nôtre, ses désastres… c’est le sujet central de cette toile, ces désastres dûs à l’homme. Les bords des cercles sont dentés, comme des roues à engrenage. Il faut “lire” le dessin des plus grands cercles aux plus petits, dans sa partie gauche comme dans sa partie droite, il y a enchaînement de causes et
de conséquences entre ces “mondes”. Mais les engrenages sont déformés, voilés…
Ainsi les scènes presque paisibles représentées dans les grands cercles n’induisent pas logiquement les scènes d’horreur et de mort des derniers cercles… pourtant c’est le cas…
J’ai procédé à une division d’ordre sociologique pour “traiter le sujet” : quel que soit notre rang, nous sommes tous aspirés vers le même siphon… les cercles de la partie droite représentent les “gens du commun”, ceux de la partie gauche les oligarques.
Les plus grands cercles aux extrémités montrent des activités diurnes paisibles et “normales” : camping, pêche, bronzage et défilé de majorettes pour les braves contribuables de base ; golf, réunion hippique à Chantilly, chasse à courre et défilé de mode pour les plus riches.
Les cercles qui suivent montrent des activités du soir. Pour les premiers, bistrots et compagnie, pour les autres, restaurants chics et bal de grand luxe.
Les cercles suivants montrent l’errance, celle des corps et des pensées… les uns dans la solitude des banlieues et des transports en commun, le harcèlement des réflexions triviales, renforcées par les addictions proliférantes aux nouvelles technologies. Les autres, dans l’isolement d’un jet privé ou du parc arboré d’un château sont assaillis de pensées en apparence différentes mais qui ne valent pas mieux… puis, les cercles qui enchaînent avec ceux-là montrent la folie furieuse des
massacres et de l’horreur : plus directe et physiquement violente chez les gens ordinaires, plus glaciale et sinistre chez les fortunés.
Enfin, tous les autres cercles, jusqu’au centre de la spirale sont identiques, que ce soit du côté des nantis ou des autres, tous égaux devant la mort : têtes blafardes énucléées, puis disparition de l’image même de l’humain dans des graphismes étranges… graphismes étranges qui d’ailleurs envahissent toutes les scènes des différents cercles… Ce même genre de graphismes bizarres, d’une grande variété de formes, semblent aussi grouiller à l’extérieur des cercles et de la spirale, comme une manifestation rendue visible d’insondables forces cosmiques qui envahissent tout,
nous conditionnent à notre insu et renforcent la fragilité, l’absurdité de notre condition.
Ainsi font les humains qu’ils finiront dans un siphon…