À travers une sélection d’œuvres, Jean-Louis Andral, directeur du Musée Picasso, s’attachera à explorer le plaisir du jeu inhérent à la pratique picturale d’Yves Zurstrassen. Cette sélection s’établit en cinq séquences, déployées dans les salles d’expositions du Musée Picasso à Antibes. Elle comprendra une série de petits formats, d’huiles sur papier peintes entre 2006 et 2009, qui répertorie des formes et des gestes fondateurs aux évocations pariétales ainsi qu’une sélection de peintures de grands formats, réalisée entre 2010 et 2019, qui déploie la variété des jeux par laquelle se construit la vision picturale de l’artiste.
L’exposition présentera également deux ensembles récents, achevés en 2022, composés de variations sur un même thème – intitulé ENIGMA pour l’un, INDIGO pour l’autre – qui remettent les règles en jeu pour mieux les réactiver. Enfin, la dernière séquence dévoile une suite de « recollages » de 2021 et 2023 qui se joue des fragments récoltés durant le processus de collage/décollage propre à Yves Zurstrassen, en les associant dans de nouvelles compositions.
Cette sélection, aussi singulière que précise, donne à voir ce que la joie et le jeu de peindre ont d’essentiel dans un parcours de plusieurs décennies ainsi que la très grande cohérence à laquelle l’historien et curateur Bernard Ceysson rend hommage en la restituant dans son contexte historique et international.
L’exposition sera accompagnée par la publication d’un catalogue intitulé Yves Zurstrassen. Jouer la peinture, avec des textes de Jean-Louis Andral et Bernard Ceysson.
« Pour l’exposition d’Antibes, que je suis curieux de voir, car je ne peindrai plus de la même manière après, les tableaux qui ont été choisis n’ont quasiment jamais été montrés, et cela m’a permis de ressortir des toiles dont je vais retravailler les fonds différemment. Il existe en effet des tableaux où je trouve une gestualité dans le fond que je n’ai pas encore assez développée. Je vais rechercher des tableaux exécutés il y a huit ou dix ans, parfois des petits formats, parce que cela me nourrit. C’est l’image, c’est l’œil en mouvement qui me donne envie d’agrandir, de peindre différemment. Il y a des œuvres qui ne dégagent rien, il y en a d’autres desquelles émane une énergie dynamisante. Picasso gardait régulièrement dans ses ateliers des toiles qu’il aimait et qu’il ne voulait pas vendre, pour qu’elles restent près de lui, comme matrices éventuelles à d’autres tableaux. La présence physique des toiles dans l’atelier est aussi très importante pour moi. Certaines peuvent partir, d’autres doivent rester. Maintenant je pense que j’ai dans mes ateliers de quoi nourrir plusieurs vies. J’aimerais bien encore peindre pendant longtemps dans la même immense ivresse, parce qu’il y a trop de nouveaux horizons que j’ai envie d’ouvrir, en continuant de toujours jouer la peinture. »
Propos recueillis par Jean-Louis Andral, Bruxelles, le 19 avril 2023
Yves Zurstrassen
Yves Zurstrassen naît à Liège en 1956. Son enfance se déroule dans la vallée de la Vesdre, entre les Ardennes et les Hautes Fagnes. À l’âge de dix ans, il quitte Verviers avec sa famille, par suite du déclin de l’industrie lainière, pour s’établir à Bruxelles. Adolescent, il connaît une période agitée, entre le mouvement hippie et l’absentéisme scolaire, mais avec une certitude : son univers, c’est la peinture. Il commence à peindre à l’âge de 18 ans, alternant le travail d’atelier et de longues périodes créatrices en France, à la chartreuse de La Verne, ou en Andalousie, où il peint en extérieur. Ces séjours exercent une influence décisive sur son oeuvre. Il expose pour la première fois à Bruxelles en 1982.
Peintre autodidacte avec une formation en arts graphiques, Yves Zurstrassen apprend son métier dans les années 1980, en fréquentant les ateliers d’artistes et les rétrospectives des maîtres avec lesquels il se sent des affinités, comme Fernand Léger, Stuart Davis, Willem De Kooning et Mark Tobey. Zurstrassen, qui s’oppose à l’idée de la mort de la peinture abstraite généralement répandue dans la France de l’époque, choisit délibérément de s’inscrire dans le cadre du tableau, avec seulement le châssis, la toile, du papier et de la peinture, en quête d’une nouvelle liberté d’expression. En ce sens, il appartient à un mouvement représenté par Jonathan Lasker, Albert Oehlen, Christian Bonnefoi ou Juan Uslé.
À la fin des années 1990, Zurstrassen investit un bâtiment industriel désaffecté, qu’il adapte à son oeuvre et ses recherches. Les années 2000 voient une évolution de sa démarche, inspirée par sa fascination pour le mouvement Dada, et surtout les collages de Kurt Schwitters. Il commence par des études de petit format, qui prennent une importance croissante dans son oeuvre, et sa technique est rehaussée par des collages de papier journal déchiré ou découpé, qu’il intègre dans le tableau avant de les en détacher, retirant du même coup la peinture. C’est ce qu’il appelle ouvrir des fenêtres dans la mémoire du tableau. Il introduit dans ces collages des formes découpées dans des photos qu’il prend dans l’espace public – motifs urbains ou détails de la vie quotidienne – et retravaille numériquement, comme dans l’oeuvre monumentale (94 mètres) installée en 2009 dans la Gare de l’Ouest, à Bruxelles. Au début des années 2010, enfin, les motifs découpés, d’abord disposés à la surface de la composition, changent de place pour en tapisser complètement le fond.
Bien que la peinture d’Yves Zurstrassen, en évolution constante, se soit modifiée au fil des années, quelque chose reste intact : le désir d’associer l’expressivité du geste pictural, libre et intuitif, à la précision calculée des formes mathématiques. Zurstrassen conçoit ses tableaux étape par étape, scène par scène, combinant différentes techniques et revisitant – toujours dans le but de les déconstruire – les pratiques artistiques qui ont marqué l’histoire de la peinture abstraite au XXe siècle. Jazz et free jazz jouent un rôle important dans l’oeuvre de Zurstrassen, fortement influencée par de grands musiciens comme John Coltrane, Ornette Coleman, Éric Dolphy, Joëlle Léandre et Evan Parker, avec lesquels il « communique par la peinture ».
Yves Zurstrassen, dont le travail prend place aujourd’hui dans une galaxie renouvelant l’abstraction peut-être rapprochée, entre autres, des travaux des américains Philips Taaffe, Jonathan Lasker ou encore d’Albert Oehlen, Ernst Caramele, Perter Halley, mais aussi des européens Noël Dolla, Juan Uslé, José Manuel Broto, Rockenschaub, Bernard Frize. Il est, comme l’a montré l’exposition « Hartung et les peintres lyriques » organisée par Xavier Douroux, l’un des jalons de ce renouveau de l’abstraction.