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CHAPITRE 17 (PART III) : Chronique d’un galeriste

Maud Peauït a écrit sur Frank Fay, et Frank Fay a écrit sur Maud Peauït.

Voici donc un texte de Maud sur Frank, sous le titre « Frank FAY : Signes et Construction » :
Les plus hauts degrés de civilisation ont apporté la preuve qu’il existait un étroit rapport entre la géométrie et la sémiotique. Au Pérou, à Chanchàn, toute la beauté de l’art pré-incasique réside dans la décoration architecturale dominée par la géométrie qui insère de petites figures symboliques très stylisées. Les Mayas ont laissé des temples faits de rigueur et de beauté ; mais ils ont gardé tout le secret des « glyphes » qui peuplent leurs stèles¬, les bas reliefs d’Uxmal nous envoûtent par d’harmonieux mélanges d’élé¬ments géométriques et de petits signes.

L’Islam, iconoclaste, n’a jamais cessé de faire se côtoyer géométrie et art floral stylisé. Les Egyptiens nous font rêver du haut de leurs pyramides, mais l’obélisque de Louxor nous invite à la rêverie par la richesse de ses hiéroglyphes. Grecs, Romains, Byzantins, hommes de la Renaissance ont conclu d’heureux mariages entre la géométrie et les signes.
Notre siècle s’honore, lui aussi, de cette possible union, et l’on peut citer parmi les architectes contemporains Jean Nouvel, avec l’Institut du Monde Arabe.

« l’Azur » (Hommage à Stéphane Mallarmé) Chichery (1998)

Parlons maintenant de Frank Fay. Nous sommes en présence, ici, d’un artiste, peintre et sculpteur, d’origine algonkine (Indien d’Amérique du Nord) qui a, de surcroît, vécu près d’une quarantaine d’années dans le Pacifique et plus particulièrement en Polynésie. Durant plusieurs années, Frank FAY nous a habitués à la peinture « sur-dessinée » ainsi qu’à des toiles libres entièrement couvertes de dessins et de signes de toutes sortes ; on pouvait noter l’omniprésence de petits temples grecs, de bicyclettes fantaisistes, de moulins à café et de petits personnages semblant sortis tout droit d’une autre planète. Tout cela était traité par la ligne.
Fay a toujours structuré son travail même lorsqu’il était apparemment gestuel, et peu à peu la géométrie constructive s’est installée dans ses toiles.
Aujourd’hui, c’est une orchestration de signes qui s’établit dans un espace aux éléments rigoureux. Une sorte de vocabulaire ésotérique inter¬fère avec des groupes de points ou de petits carrés disposés selon un ordre préétabli.
En cours de route, la corporalité du signe a pris un développement spécifique : au-delà de la linéarité il a acquis une certaine densité qui retient la vision.
Ces cohortes de petits êtres « extra terrestres » semblent néanmoins avoir une « âme humaine », celle ci nous est perceptible au travers de certain regard narquois, ou de quelque œil noyé dans la tristesse, le désenchantement.

Fay reste maître du jeu en imprimant un rythme à ses « signes » selon l’orchestration d’une certaine théâtralité. Le spectateur entre alors en scène, interprète son propre rôle, se crée une histoire. Le tableau devient alors subjectif, dans le regard porté par chacun. On pourrait dire que l’histoire n’est pas unique, mais plurivalente. (M.P.)

Réflexions sur les dispositions numériques occasionnées par « Un coup de dés »

Droit de se contredire

Et, dans Nice-Matin, Frédéric Altmann avait fait un sort à l’exposition Frank Fay de 1996 à la Galerie Alexandre de la Salle :
Avec Frank Fay, peintre et sculpteur, né à Paris en 1921, nous entrons dans l’univers d’un voyageur, il s’installe à Tahiti en 1949 puis en Nouvelle Calédonie. Son œuvre est marquée par des périodes tantôt gestuelles, tantôt lyriques, tantôt construites. Il indique : « J’ai toujours revendiqué pour tout créa¬teur le droit à se contredire ». Dans ses contradic¬tions Frank Fay a construit une œuvre étonnante, pleine de sensibilité (cela existe encore ... ). Sa sculp¬ture est à l’opposé de sa peinture, nous passons d’une technique sévère à la mise en scène exubé¬rante et délirante du bois de récupération qui jouent avec le temps, l’espace, la vie, la mort et sans fausses notes ! (Frédéric Altmann)

« Coup de dés » (24 tableaux) Chichery (1998)

Frank Fay, expert en « bilangue »…

Et dans le catalogue de l’exposition de Sens, il y avait aussi un texte de France Delville intitulé « Entre feu et cendre, une braise dansante » :
Le cheminement de Frank Fay entre 1962 et 2001 révèlera certainement les richesses d’un va et vient permanent entre ce qu’on appelle abstraction et figuration, termes qui apparaîtront non plus dans un débat contradictoire mais en tant que simple échelonnage des décryptages de la Forme : lecture d’un au delà du Réel passé au laser par un regard onirique transperçant la vie telle qu’elle se présente pour en faire émerger à la fois les Forces et l’Ecriture...

A ce moment la vie telle qu’elle peut surgir (un coup de dés jamais n’abolissant le hasard), dans sa diversité et surtout ses différents niveaux de sens, choisira un visage ou un autre dans l’éventail des apparitions, de la plus grande lisibilité au codage le plus hermétique... Mais l’éventail des cultures traversées par Frank Fay de manière innée puis acquise, n’y est certainement pas étranger, d’un exil à l’autre se noue cette bilangue qu’est l’art, à la poursuite d’un objet perdu qui sans cesse revient à la surface, va s’inscrire sur la surface (peinte), mais aussi percer, combler, modeler, un bloc ou un autre, de mémoire...
C’est ce genre d’alchimie qui semble avoir engendré chez Frank Fay une activité de peintre, de sculpteur, de poète, tout un corps d’inscriptions où les références à la musique ne sont pas non plus absentes, ni l’intérêt pour les mythologies et leurs cérémonials, dans la plus grande ouverture à tout ce que produit l’Humain. Métissages de toutes sortes, y compris dans des tons mélangés pour avoir des tonalités plaisantes comme Frank le dit lui même, pour trouver l’exacte couleur du rêve ? Et le rêve, qu’est¬-ce, sinon l’appropriation d’un espace ouvert à tous les possibles, bribes en échos d’autres rêves, dans d’autres labyrinthes, ceux de Pasiphaé, de Mallarmé, entre autres...

« La chambre noire » Chichery (1988)

La tradition tahitienne, elle, commandait de représenter la nature ou la figure humaine, Gauguin s’y soumit avec le bonheur qu’on sait, Frank Fay, plus tard venu dans l’Histoire de l’Art, puisa dans les mythes en les dépassant, de la source à l’embouchure, histoire d’un accomplissement... « L’École des sœurs à Papeete » illustre le double langage de la Figure et de la Lettre, dont les noces en tissent un troisième, pétillant d’une ludicité que l’on retrouvera en maints travaux, cloutés, tachés, articulés, apparemment débridés, mais jouant autour d’une organisation secrète, telle qu’elle peut être visible dans ces simili circuits imprimés de transistors à fils à trajets complexes et points de soudure, chaos nécessaire pour la circulation des messages, La fenêtre, par exemple, ou Le spectre de la Ville...
Ailleurs des corps dansants, des oiseaux, restent reconnaissables, mais à la manière de totems, une charge surnuméraire mana ? les fixant en symboles : sorte d’âme pour dire que les objets visibles sont transportés vers et par la question de l’Origine, interrogation d’un sens donné/retrouvé à travers la moindre des choses usuelles...

La remarque de Frank Fay «  sortir de sa tête quelque chose qui fasse plaisir, sans référence, les références sont ailleurs, inconnues » évoque peut être la rencontre avec ces signifiants qui débordent l’entendement, et l’inconscient répertorié des peuples...
Où puiser cela, quand on est plasticien ? Dans l’expérience de ce feu et de cette cendre qui donnent des monochromes sous tendus de braise... Et dans le ciel, aussi, et la vapeur des mirages, dans le Respire et soleil sur les pierres, qui dit que l’exercice vibrant du regard repose sur la diastole/systole, rythme du cœur, et aussi des poumons, mais de ce pouls intime qui tient la vision de l’artiste à bout de bras, en pause, si l’on peut dire, filet largement étalé pour recueillir l’Être dans sa Durée.

Créer exige de ne s’être pas coupé des incisions premières dans les tablettes d’argile tendre, perdues mais toujours là, ouvertes aux formes primales non encore informées, Imaginaire hors temps déjà peuplé d’histoires en puissance, entités infra humaines, esprits des Bois et des Mines, lutins telluriques de toutes sortes...
En prise sur ces filons primordiaux, l’œuvre de Frank Fay se déroule dans un parcours quasi initiatique personnel, une traversée de civilisations où un invité ou un autre, Milhaud, Boulez, Schaeffer, Mallarmé, viennent rencontrer son propre code, sa propre métrique, sa propre question, sa propre musique. Et sa propre architecture, telle la Via Appia Antica. L’invisible mais solide trame donne à l’enchaînement apparent une grande liberté. Dans ce grand Livre aux pages souvent dédiées à d’illustres occidentaux, les Pirogues cérémonielles viennent rappeler que le XXe siècle s’est branché à nouveau sur ce que les peuples premiers avaient à lui réapprendre.

« Ecole des sœurs à Papeete » (1969)

L’œuvre de Frank Fay est belle comme un dévoilement, une sortie de l’oubli, une respiration nouvelle du sol et du ciel, de la planète et de ses artisans, chamans habiles entre vie et mort.
L’humour est de la fête, tension entre le dit et le dire, le damier du Coup de Dés défiant l’infini des jets ouvrant sans cesse ce coffret de Pandore qui a plus d’un tour dans son sac... Guetter ce qui bouge, demande à être pénétré, ce fut la Leçon du Feu, car rien n’est uniforme, tout a une profondeur. Ça a l’air éteint, mais ça ne l’est pas.
Alors l’inattendu des structures aléatoires fait souffler la légère brise du vivant...
Quand rien ne semble se passer, c’est l’essentiel qui fait irruption : ondulation de la lumière, photons, constitution de ce qu’on appelle la couleur, qui n’est autre qu’une lecture de la matière pour un œil et pas un autre : un événement. Même dans les géométries minimales pures et dures, sans graphie, les contrastes cascadent violemment, faisant trou dans les habitudes, tel encore un simple nuage percutant le ciel.

Les bois cloutés pourraient constituer une œuvre à eux seuls, hommages aux forêts primordiales et à leurs résonances, statuettes érigées aux forces obscures, à la rouille ¬mémoire : l’œuvre de Fay n’est elle pas une braise qui perce la nuit encore et encore sous les souffles d’un sentier perdu, brandon de l’esprit ravivé sans cesse face au silence menaçant des ombres ? (France Delville décembre 2001)


(A suivre)

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