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CHAPITRE 10 (part V) : Chronique d’un galeriste

Suite et fin de la chronique entamée mercredi dernier par Alexandre De La Salle, dédiée à Peter Klasen.

Peter Klasen en 1985

Le texte de Jean-Claude Chalumeau pour la plaquette de l’exposition Klasen dans ma galerie de Saint-Paul en juin-juillet 1985 est aussi très éclairant sur la question qui a occupé Peter Klasen, et l’occupe toujours probablement : comment donner forme à ce qui travaille une société, entre la présence/absence d’objets familiers/inquiétants, et ce qui fait signe à travers eux. Il est évident que Peter est l’un des grands de la modernité, certains disent post-modernité, moi j’appellerai cela notre présent, et avec quel futur ? En reprenant de manière presque emblématique ce mot de « contre » (Gegen) trouvé sur un mur, Peter Klasen s’est sommé lui-même de chercher toujours plus loin le langage de l’impossible, car cela échappe. Tout en crevant les yeux, cela reste en grande partie illisible.
Alors je suis tellement d’accord avec Jean-Claude Chalumeau qui insiste sur le fait que le peintre est un penseur. Je réalise que toute ma démarche à moi, de galeriste, a été de reconnaître cette dimension chez les artistes, de la chercher, de chercher à la mettre en valeur. Le peintre est un penseur, et, comme il se doit, à partir des données de son expérience. On pense bien sûr aux « données immédiates de la conscience » de Bergson, j’ajouterai donc que parfois, quand le peintre, comme le dit Chalumeau, essaie de savoir sa pensée, et de savoir la penser, est un philosophe, quoique Chalumeau apporte une nuance, il a raison, l’artiste a une façon différente de faire passer sa pensée, ce n’est pas le même langage. Mais après tout, Peter vient du pays de Kant, Heidegger, Husserl tout autant que du pays de Thomas Mann, né comme lui à Lübeck…
Voici donc des extraits du texte de Chalumeau qui avait pour titre : « Peter Klasen, années 80 » :
« Le peintre serait celui qui, plus que d’autres, non seulement sait voir, mais sait penser ce qu’il voit. La peinture de Peter Klasen se présente comme une organisation très précise des données de l’expérience. Mais encore faut il, pour l’artiste, maîtriser les principes qui ont commandé sa pensée organisatrice du réel.
Klasen, dont on sait qu’il commence par aller vers la réalité en faisant (ou faisant faire) un maximum de photographies, sélectionne certaines données, en élimine d’autres. Mais pourquoi privilégier ceci ? Pourquoi écarter cela ? Savoir penser, c’est indissociablement savoir penser sa pensée. L’art de Klasen obéit à une exigence réflexive qui n’est pas celle du philosophe : elle est celle d’un artiste aux prises avec la réalité quotidienne de l’univers urbain, et qui refuse absolument de se laisser absorber par elle. Klasen n’a jamais été et ne sera jamais un simple dispositif de reproduction mécanique, à la manière d’Andy Warhol déclarant qu’il « veut être la machine ». Qui a fait l’expérience d’une immersion soudaine dans un pays inconnu sait que l’on ne distingue guère, dans un premier temps, ni les visages ni les paroles. Il faut séparer pour rendre clair, puis connaître. L’acte premier de la connaissance est un acte d’arrachement à l’indistinction. Mais il faut ensuite relier. Klasen recueille les éléments de son vocabulaire pictural en rôdant près des hangars, des réservoirs, des gares de triage ou des chaudières industrielles. Aucun des objets choisis ne saurait être considéré comme une entité isolée. Leurs existences fonctionnelles dépendaient de leurs relations avec d’autres objets. De même, leur existence picturale est créée par les interactions déterminées par l’artiste, dont l’organisation générale aurait été dite « composition » en d’autres temps.

Affiche de l’exposition à la Galerie ADLS en 1985
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Distinguer, puis relier : fort bien, mais le premier terme ne signifie pas « disjoindre », et le second ne peut être remplacé par « confondre ». Le peintre, s’il n’est pas enregistreur, est l’interprète du multidimensionnel, et la première réalité dont il doit tenir compte, c’est la sienne propre.
Un travail de peinture, même bâti à partir de photographies, n’est rien s’il n’est qu’une observation/conception. Il importe d’y ajouter la présence de l’observateur/concepteur, c’est à dire la présence du sujet dans l’objet. Une peinture de Klasen n’est pas le constat d’on ne sait quelle réalité « objective », elle est l’histoire de l’intervention de l’homme Klasen dans l’univers des objets recomposés par l’observateur¬ Klasen. Partons donc maintenant, non du monde matériel, mais de l’homme. Klasen sait (homo sapiens) et il fait (homo faber). Est ce assez ? Certes non : l’homme est aussi demens la passion, le rêve et le mythe et ludens le jeu, le plaisir, la fête . Klasen l’observateur « froid » est aussi celui qui a peint, sur quatre mètres de long en 1982, un tableau charnière : GEGEN, gigantesque graffiti manifestant une opposition radicale sur une paroi inexorable. L’homo sapiens/demens reconnaissait là des fraternités enfouies. Elles se sont épanouies depuis.
Voyez chaque toile des années 80 : des graffiti, des coulures, des transparences et des effets de touche y proclament à chaque instant, par dessus la construction de l’homo sapiens, la capacité de dire « non »à la grisaille de l’ordre imposé et « oui » à l’ailleurs, à l’imprévu, à la poésie, au délire pourquoi pas ? C’est là que la peinture de Peter Klasen atteint au plus haut niveau de conscience des enjeux de ce siècle finissant. La notion de société est pensée sociologiquement en termes de « Gesellschaft » (système constitué par des interactions matérielles, techniques, fonctionnelles : celles là même dont portent témoignage les images technologiques inventées par Klasen). Mais la société est aussi communauté d’hommes au coeur de chair, animés par des sentiments et des passions (« Gemeinschaft »), notamment les mythes qui les soudent entre eux.

Alexandre de la Salle et Jean-Michel Anquez devant « Porte d’Aubervilliers », Galerie ADLS (1985)
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Contre ces mythes communautaires, la société est conçue et gérée par la techno éconocratie moderne en tant que Gesellschaft : système architecturé obéissant à des lois mécaniques. Pourtant l’autre société existe, celle qui eut un sursaut vers 1968, celle qu’analysent les courants de pensée sensibles aux changements, celle que perçoit l’artiste réagissant au flux, aux mouvements et aux révoltes. Celle dont portent témoignage les perturbations libératrices apportées par Klasen/demens dans les organisations plastiques de Klasen/sapiens.
Le génie de Peter Klasen, c’est de produire un système imagé qui parait reproduire le principe de la pensée moderne : dissociatif disjonctif, réducteur unidimensionnel, mais qui introduit dans le même temps, comme partie intégrante du système, ce qui est inséparable et complémentaire : le désordre par rapport à l’ordre, la liberté par rapport au déterminisme, l’innocence par rapport à la répétition ».
Et le texte finit par :
« Je ne dis pas que la peinture de Klasen des années 80 formule une philosophie de plus. Je prétends que ce peintre, qui a dit naguère de lui même qu’il se contentait d’objectiver l’image pour offrir la plus grande liberté au spectateur, vient de franchir une étape capitale pour l’intelligence du monde où nous devons vivre. Pensant ce qu’il voit et engageant sa subjectivité dans l’image, il offre aujourd’hui au regard, non une liberté vacuité, mais le reflet d’une pensée à inventer. Une pensée qui exige d’être formulée dès lors qu’ici, sous nos yeux, elle trouve une incarnation visuelle. Signor et Signora Sassetta auraient souri avec indulgence si on leur avait dit que la fresque qu’ils venaient de commander’ et où naturellement le peintre devait les représenter, anticipait un nouvel âge de la pensée. Nous savons, nous, que Masaccio figurait en 1425 le système conceptuel de la Renaissance tel qu’il serait conçu et réalisé par la génération suivante. S’ils avaient su, les Sassetti auraient regardé la Trinité d’un autre œil ... (Jean Luc Chalumeau)

C’est un très beau texte, et qui résume bien l’idée que Peter Klasen est une étape capitale pour l’intelligence du monde où nous devons vivre.

Peter Klasen : une étape capitale pour l’intelligence du monde où nous devons vivre.

Dans la plaquette d’une exposition Klasen (œuvres de 1961 à 1987) à l’Hôtel de ville de Cholet et au Nouveau Théâtre d’Angers en mars et avril 1987, Michel Faucher rapporte une expérience très intéressante, qui est celle de la rencontre, en 1984, entre l’œuvre de Peter Klasen en cours d’accrochage et de spectateurs de passage, des punks « semblables à ceux de toutes les villes du nord frappées par la désagrégation du tissu industriel. Ils passaient là, presque par hasard. Leur rencontre avec les tableaux fut immédiate et juste. L’adéquation totale. Le regard autant que le propos balayant par leur vérité, leur acuité, toutes les digressions de spécialistes. Cette image n’a cessé de me hanter. Pourquoi ces jeunes là ? Pourquoi Klasen ? Pourquoi dans cette ville là ?...
Aucune réponse n’est pleinement satisfaisante. Plusieurs explications sont possibles. Les grandes agglomérations portent en elles le rejet autant que la vie. La cité engendre sur ses marges des vides, des manques, des interrogations sans réponses, des espérances impossibles. La lucidité, l’authenticité, la sensibilité s’y développent sans apprêt, violentes car dérisoires. Attention Danger, dit le panneau. Les marges varient. La désagrégation s’accélère. Les zones sensibles sont plus sensibles encore. Peu ou pas prévenus, les enfants sont perdus et les hommes restent enfants. Que peuvent ils faire ? … » (…) L’œuvre de Klasen, empreinte des signes du siècle, l’exacerbe. (…) C’était en 1984, des jeunes gens passaient juste avant le vernissage ... Une rencontre instinctive pour un espoir lointain ».
L’espoir lointain, c’est aussi la conclusion que tire Henry Le Chénier du « gegen », à un moment du dialogue avec Peter Klasen que j’ai longuement cité à un autre endroit :
H.L.C. - Et le refus exprimé par le mot GEGEN c’est aussi une fuite vers autre chose, c’est un refus, c’est donc aussi à la limite une ouverture.

Peter Klasen discutant (au fond) avec Alexandre de la Salle à l’atelier de Vincennes (1987)
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Alexandre de la Salle dans l’atelier de Peter Klasen (1987)
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Que faire ?

Que faire ? est aussi la question posée rétrospectivement par Peter Klasen devant la caméra à Saint-Paul en 1992 lorsqu’il évoque l’époque de sa jeunesse où il fallait choisir un chemin. Et il est très beau qu’il se réfère à ce moment-là à Thomas Mann, né à Lübeck comme lui, et comme lui né dans une famille de « patriciens ». Car Thomas Mann rompit avec les formes littéraires traditionnelles pour faire appel à tous les champs possibles de la pensée afin de produire une image du siècle, une image de ses bouleversements. Le grand-père de Peter était un grand marchand, collectionneur, qui recevait ses amis artistes le dimanche, et l’un d’eux initia le jeune Peter à la pratique de la peinture.
Peter lit les auteurs russes, et Freud, et Kafka, et Thomas Mann, et il sera profondément marqué par la guerre, car il y perdra son père.
Une citation de Thomas Mann est en toute première exergue, posée sur le vieux mur en lambeaux auquel est adossé Peter à la première page de la revue « Autrement » à lui consacrée, elle est tirée de Tonio Kröger : « Ce que j’ai fait jusqu’ici n’est rien, pas grand-chose, autant que rien. Je plonge mes regards dans un monde à naître, un monde à l’état d’ébauche, qui demande à être organisé et à prendre forme ; je vois une foule mouvante d’ombres humaines qui me font signe de venir les chercher et les délivrer ; des ombres tragiques et des ombres ridicules et d’autres qui sont l’un et l’autre à la fois, - celles-là je leur porte une attention particulière ».
C’est dans cette phrase que je vois Peter Klasen, et c’est bouleversant.

Fin.

Peter Klasen à Vincennes en 1987
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