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Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part I)

Fragments pour lui

Sous le terme générique de « Beau comme un symptôme » (titre d’une exposition au CIAC de Carros en 2004 de Georges Sammut vidéaste, Daniel Cassini scénariste, Kô Hérédia Schlienger sculptrice et Sylvie Osinski dessinatrice) pourrait se retrouver toute l’œuvre cinématographique du couple Sammut/Cassini tant ils ont choisi leurs thèmes du côté des comportements marginaux de poètes dont les excès peuvent apparaître au commun des mortels comme pathologiques… de simples symptômes au sens courant, péjoratif, alors que c’est par ce nouage inconscient constitutif de l’économie psychique – le symptôme – que se dit au plus près un peu de la vérité de l’être. Et, chez ces êtres écorchés vifs qui, à travers l’art – littérature, peinture etc. – disent l’originalité (l’unicité audacieuse) de leur vision du monde, la relation entre le « corps » et la « lettre » est ce qui est à investiguer. Chez ces kamikaze du sens – et des sens – livrer son corps à l’expérience, c’est pour mieux le dire ce corps, pour mieux la dire cette expérience : corps lâché dans un excès tout initiatique.
Dans mon exploration des archives j’ai maintes fois évoqué des films de Georges Sammut et Daniel Cassini reliés à des conférences théorico-poétiques de Daniel, beaucoup retranscrites dans des Actes du Séminaires de l’AEFL.
Cette fois-ci le film « Fragments pour lui » (1997, 39’40) ne s’accompagne d’aucune notice de ce type, mais nous disposons de deux écrits fondateurs, d’Annie Ernaux, dont le film est inspiré de manière très libre : « Passion simple », court roman édité chez Gallimard en 1991, et les deux pages intitulées « Fragments autour de Philippe V. » publiées dans la revue « L’infini » n°56 (hiver 1996). Deux œuvres librement adaptées dans un film de 39’40 (1997) sous le titre « Fragments pour lui » par Georges Sammut, Daniel Cassini, Christine Dura-Tea et moi-même.

Capture d’écran du film de Georges Sammut et Daniel Cassini « Fragments pour lui » (1997)

« L’usage de la photo » d’Annie Ernaux, ouvrage de 2005, n’était pas publié au moment de la confection du film (1997), pourtant ce rapport-là de l’auteur aux « instantanés » pour raconter sa vie avait été indiqué au cours du film dans la série de portraits que l’amante fait de son amant.
Comme à peu près tous les écrits d’Annie Ernaux, « Passion simple » choqua par son audace à dire ce qui ne doit pas se dire – l’intime – et par le fait que l’écriture pourrait en paraître plate, simple relation de pensées spontanées, sauf que c’est cela qui en fait le prix, eu égard à un véritable talent pour suivre les impulsions de la pulsion, et, souvenons-nous, Marguerite Duras (Samuel Beckett aussi de manière différente) avait déjà fait effraction dans la langue avec un jaillissement non contrôlé par la bienséance, la première des bienséances – sociales – étant de policer sa pensée afin que rien ne dépasse, soit soumis à une rationalité rassurante. Fausse maladresse géniale de Duras et Beckett, fausse naïveté… et audace d’Annie Ernaux pour reprendre le quotidien d’une vie, en sonder la substance avec des mots, avec un appareil de photographie, et cette fois-ci avec encore autre chose. Cette autre chose employée dans le Body Art par une plasticienne très audacieuse elle aussi.
Entre des fragments assemblés, quelque chose chante, un peu comme le chant des Sirènes, quelque chose qui dépasse la routine et revisite d’une manière subversive la « banalité », parfois du « réel ». Banalité toute illusoire, car le réel échappe, les mots y sont impuissants. Alors Annie Ernaux prévient que cette banalité est corrosive, y compris dans la récupération de ce que la Reine Marguerite (d’Yvonne Princesse de Bourgogne, de Gombrowicz) ressentait comme ses mièvreries – infériorités – lorsqu’elle les livrait à l’espace ambiant. Ce culot d’avouer ce qui est considéré comme faiblesses, Annie Ernaux l’a lorsqu’elle décrit le temps de sa vie simplifié par la dépendance amoureuse, l’attente, cette extase douloureuse mais aussi cette hébétude qui semblent réduire ses journées et ses nuits à quelques gestes, quelques éprouvés simples, simplistes, fleurs bleues vénéneuses en réalité. C’est ce que vient dire la phrase de Roland Barthes, en exergue du livre : « Nous deux – le magazine – est plus obscène que Sade".

Capture d’écran

Aveu, donc, de pulsions simples que sont l’envie de démarrer une histoire en glissant sa main dans les cheveux d’un homme (« toucher la première avec désir le corps d’un homme »), l’envie du bonheur des corps mélangés, l’envie que cela recommence, terreur que cela cesse, souci de prévenir la séparation annoncée (il est marié dans « Passion simple ») en en faisant une répétition générale - il est plus jeune qu’elle dans « Fragments… » comme dans « Le Chevalier à la Rose » de Richard Strauss – aveu qui peut apparaître banal au lecteur distrait, mais déchirant aux yeux de qui, ayant vécu ce genre d’obsession, en connaît les rivages escarpés …

Capture d’écran

Et la subtilité des descriptions d’Annie Ernaux, observatrice de ce par quoi le temps vient s’habiter, émerveille celui qui se laisse dériver le long des méandres de sa mémoire. « J’ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps. J’ai découvert de quoi on peut être capable, autant dire de tout. A son insu, il m’a reliée davantage au monde » (Annie Ernaux)
Le rapport de la vie à l’écriture, et même quasiment de la prééminence de l’écriture sur la vie, sur le corps, Philippe Sollers, dans « L’infini » n°66, sous le titre « Journal de guerre », en parle magnifiquement.

Avec quelle rapidité ma vie suit ma plume

Il y a douze ans paraissait un livre de moi intitulé Le Cœur Absolu, qui portait en exergue la phrase suivante, de Laurence Sterne : « De chaque lettre tracée ici, j’apprends avec quelle rapidité ma vie suit ma plume ». Il s’agissait de marquer qu’une fois de plus, dans un livre traitant du temps, la rapidité de l’écriture précédait l’existence. Dans un journal, il s’agit de faire une autre expérience avec le temps. C’est une forme définissable comme au Jour le jour et à la nuit la nuit qui doit, d’une façon nouvelle, donner la possibilité de s’y reconnaître dans l’histoire. Le temps, noté d’une certaine façon, ouvrirait à une compréhension, comme jamais, de l’histoire. Pas l’histoire au sens historiciste, mais dans le sens que lui donne Heidegger, à savoir l’historial. C’est à dire une très grande dimension opposée à l’aplatissement historiciste. C’est cette urgence là qui me tient. Ce temps, qui passe par l’instant, se retrouve en position de pouvoir comprendre d’énormes quantités de temps. Il s’agit d’être instant. L’impossibilité d’être instant coupe de toute compréhension, désormais, de ce qu’on aura appelé l’histoire. Ça a l’air d’un paradoxe, mais c’est ainsi. Toutes les angoisses, les inhibitions, les ruminations réalistes, les retours de XIXe siècle, l’impossibilité de se détacher d’une moisissure du temps viennent de cette coupure d’avec l’instant. De l’instance de la lettre aussi. « De chaque lettre tracée ici, j’apprends avec quelle rapidité ma vie suit ma plume »... La vie qui ne suit plus à la lettre l’instantanéité de la « plume » se vit désormais comme mort vivante, comme dégradation, comme dévastation, comme désolation… »

Il s’agit d’être instant

Il s’agit d’être instant, dit Sollers, et c’est probablement ce qu’Annie Ernaux réussit dans le livre et dans les fragments, cette présence à une histoire d’amour, à un autre, à des gestes attendus, cette capacité à isoler l’Objet qui fait que vraiment comme elle dit l’histoire devient simple, une évidence, et comme une méditation : « A partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi ». Comme si, tout à coup, la vie se réduisait à son essentiel, qui est de respirer, que le cœur batte, et que poumons, cœur, cerveau fournissent à la libido son énergie.
Mais alors la peinture ? cette forme de peinture qui n’est plus faite avec des pinceaux, mais avec le corps lui-même ?

Capture d’écran

Là aussi, Philippe Sollers. C’est aussi dans l’Infini n°56, et dans un texte sur Artaud où Sollers démontre qu’il faut écouter Artaud, ses angoisses prémonitoires sur les possibilités que le corps humain devienne une matière première pour totalitarisme : « Bon, vous avez tout le temps ça dans Artaud, c’est un rhème constant, à savoir que ce qui est mis en avant comme sexualité est en réalité une prise sur les substances, sur les organes en tant que substance la plus intime. Voilà, il faut savoir le lire, c’est tout, et surtout écouter ce qu’il dit ».
Et, plus loin : « Parler de la puissance conceptuelle d’Artaud me mène à son Van Gogh, qui est un texte autobiographique en quelque sorte. Les descriptions de l’acte de peindre dans ce texte anticipent parfaitement le moment où l’image va s’étendre comme seul modèle universel de prise en main du psychisme, ce qui me paraît éminemment d’actualité. Et qui a le plus à souffrir que l’image soit à ce point répandue ? C’est bien entendu la peinture, puisque la peinture fait semblant d’être une image mais n’est pas une image. La peinture, cela se fait, c’est un geste précis, et c’est pour cette raison – vous n’avez qu’à relire le Van Gogh – qu’Artaud insiste sur les pinceaux, sur la façon de vriller et le rapport réel que cela commande, que cela détermine ».
La peinture, cela se fait, ce n’est pas une image, et, si l’amour est l’antidote de la mort, l’homme et la femme dirigés par Annie Ernaux avec ses mots, son texte, sa volonté d’écrivain produisent du creux de leur propre corps une « peinture », une chose peinte avec des couleurs, les couleurs du corps lui-même - Adam et Eve refaisant le monde en-deçà des instruments déréglés, dont parle Heidegger, de l’industrie devenue folle.
Une industrie de l’amour qui devient un antidote à cette terreur d’Artaud que les substances du corps soient récupérées comme des marchandises. Cette invention d’Annie Ernaux, du même coup, devient un antidote à la folie, même si cela paraît un peu fou au premier abord…

Capture d’écran

Cette simplicité à écrire l’histoire, en deçà des mots encore, avec la matière primordiale d’avant l’écriture, est-ce que ça n’aura pas été un cadeau fait à l’humanité pour rappeler la beauté du corps humain d’avant tous ses jugements d’attributions dans un éventail allant des poésies courtoises à la plus grande obscénité ?
Et pour atteindre à l’innocence, ne faut-il pas déblayer la gigantesque montagne d’écrits qui font, partout, un brouhaha incommensurable ? Annie Ernaux déblaie et ainsi nous mène au silence où les corps palpiteront. La litanie de tout ce que l’attente de cet homme a dépouillé de sens isole en quelque sorte son arrivée, et ce temps qui va faire irruption, et instant.

(A suivre)

Retrouvez les parties II, III, IV et V de la Chronique 75 :
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part II)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part III)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part IV)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part V)

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