Nouvel accrochage de la Collection permanente
En juin 2004, l’Espace de l’Art Concret inaugurait un bâtiment manifeste : la Donation Albers-Honegger, destinée à conserver et présenter le fonds d’oeuvres concrètes données à l’Etat français entre 2001 et 2004 par Sybil Albers, Gottfried Honegger, Aurelie Nemours et la Brownstone Foundation.
Conçu par les architectes Annette Gigon et Mike Guyer, cet édifice à la forme dense, abstraite, et minimale crée une belle cohérence avec les oeuvres de la Donation Albers-Honegger soulignant le rapport de l’homme face à l’oeuvre et le dialogue intérieur extérieur.
La générosité des donateurs s’est poursuivie au cours de cette décennie puisque trois donations complémentaires (2005, 2007, 2011) ont permis d’enrichir les grands ensembles déjà existants, aussi bien historiques que thématiques permettant ainsi de renouveler la lecture de la collection.
Durant ces 10 années, l’EAC s’est attaché à présenter son fonds sous différents angles pour en valoriser le sens et la diversité tout en induisant divers jeux de rencontres, de questionnements et de possibles échanges. Ces regards portés sur la Donation Albers-Honegger ont permis de mieux saisir le rôle qu’ont pu jouer les artistes concrets par leurs recherches dans l’affirmation d’une esthétique moderne et contemporaine.
Après avoir joué sur le dialogue entre les oeuvres dans le Jardin de la géométrie (2004) puis mis l’accent sur le rôle fondamental de l’Europe dans le développement des différentes formes de l’abstraction géométrique (2012), le réaccrochage de la collection depuis juin 2014 offre un éclairage sur 18 artistes phares qui ont particulièrement marqué l’histoire du lieu, de l’art concret ou dont la place au sein de la collection est significative.
Une présentation par salle monographique offrira ainsi la possibilité aux visiteurs de mieux découvrir la démarche de chaque artiste à travers un ensemble plus large de travaux.
Cette exposition témoignera donc de la continuité de la pensée critique depuis les années 1930 et de l’ouverture de la notion d’art concret vers les pratiques contemporaines et actuelles.
Elle sera complétée par un accrochage temporaire au -1 de la donation Exposition "A corps perdu", (juin - octobre 2014) où seront présentés des artistes de la collection permanente pour lesquels sont sollicités également des prêts extérieurs afin d’enrichir la lecture de leur travail.
Un bâtiment "manifeste"
Dans le parc en vis-à-vis du Château, un volume en saillie, lasuré vert-jaune vif, s’élève comme un signe lumineux dans l’environnement boisé de l’Espace de l’Art Concret.
Le bâtiment turiforme présente cinq niveaux, desservis par deux escaliers et un ascenseur, autour desquels s’inscrivent :
– un vaste espace d’accueil ouvert sur la nature (107 m2)
– 15 salles d’exposition (645 m2) conçues selon des dimensions, des hauteurs de plafond, et des orientations
diverses pour créer un rythme,
– une salle de conférence (140 m2)
– une salle de documentation/bureaux (89 m2)
– des réserves et des locaux techniques (235 m2).
L’énergie de cette architecture est fortement déterminée par l’association des espaces et la densité du matériau (murs en béton coulés sur place et bruts de décoffrage).
Les salles de la Donation Albers-Honegger offrent un écho magnifique à celles de la Galerie du Château, jouant sur les mêmes confrontations intérieur/ extérieur, proche/lointain, nature/culture.
Leur disposition le long des façades, leur éclairement par de larges ouvertures latérales et leurs proportions s’apparentent à ceux d’une maison de grande taille.
Les fenêtres sont placées à des hauteurs variables et sont protégées à l’extérieur par des écrans de verre destinés à refléter la nature.
Les façades présentent ainsi un jeu très subtil d’ombres positives, sur les écrans vitrés, et négatives, sur les parois lasurées, de la forêt.
La couleur du bâtiment anticipe une éventuelle patine et produit deux effets diamétralement opposés : un contraste lumineux, et simultanément, une superposition harmonieuse avec les couleurs nuancées des arbres.
La forme dense, abstraite, minimale de l’édifice crée une belle cohérence avec les oeuvres de la collection Albers- Honegger et contribue de façon « manifeste » à la réflexion, à la recherche, et à l’observation visuelle liée à la philosophie de Gottfried Honegger : « Apprendre à regarder, car regarder est un acte créatif ».
Le mobilier fait partie intégrante de la réflexion spatiale du bâtiment. Il cherche à souligner le rapport de l’homme face à l’oeuvre et le dialogue intérieur extérieur.
L’art concret et la collection
En 1930, l’artiste néerlandais Theo Van Doesburg fonde à Paris, en réaction à la création du groupe Cercle et Carré par Michel Seuphor (1901-1999) et Joaquín Torrès-García (1874-1949), le groupe art concret qui rassemble les artistes Otto Gustav Carlsund (1897-1948), Jean Hélion, Léon Tutundjian (1905-1968) et Marcel Wantz. Dans le numéro unique de la revue baptisée du même nom paraît, en avril 1930, le Manifeste de l’art concret qui, en six points, jette les bases théoriques du mouvement.
Theo Van Doesburg, marqué par l’influence du néoplasticisme de Piet Mondrian, propose une oeuvre d’art « entièrement conçue et formée par l’esprit avant son exécution », visant à la « clarté absolue » et excluant toute expression subjective. L’art concret cherche en effet à atteindre une forme de représentation de dimension
universelle qui refuse tout sentiment et toute portée symbolique, les éléments picturaux composant les oeuvres n’ayant d’autre signification que leur réalité propre. Selon Theo Van Doesburg est ainsi produite une « peinture concrète et non abstraite, parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface ».
Avec le Manifeste de l’art concret, Theo Van Doesburg livre Composition arithmétique (1930, collection particulière, Suisse), oeuvre abstraite géométrique dont la composition est régie par des rapports logiques et des structures déductives vérifiant l’axiome selon lequel « la construction du tableau, aussi bien que ses éléments, doit être simple et contrôlable visuellement ».
Le décès de Theo Van Doesburg en 1931 marque la fin du groupe d’origine dont les recherches fournissent, avec celles menées par le groupe Cercle et Carré, les fondements du mouvement Abstraction-Création, créé la même année.
Dès 1936, le peintre, sculpteur et architecte suisse Max Bill donne une nouvelle impulsion aux idées initialement développées par Theo Van Doesburg. À l’occasion de l’exposition « Problèmes actuels de la peinture et de la sculpture suisses » qui se tient cette année-là au Kunsthaus de Zurich, l’artiste publie dans le catalogue un texte consacré à l’art concret.
Au même moment s’opère autour de lui le regroupement d’un ensemble d’artistes qui, ayant en commun de construire leur oeuvre sur les bases des principes édictés par Theo Van Doesburg, se fontconnaître sous le nom de Concrets zurichois. Le groupe rassemble notamment Richard Paul Lohse, Camille Graeser (1892-1980) et Verena Loewensberg (1912-1986). Tous participent par la suite à la manifestation intitulée « Art concret » qui se déroule à Bâle en 1944 à l’initiative de Max Bill. Leurs oeuvres, qui font usage de formes
géométriques élémentaires, se caractérisent par la rationalité de leurs compositions et l’usage de couleurs primaires et complémentaires. Les tons sont posés en aplats et ne connaissent aucune modulation tandis que les structures des toiles répondent au schéma de la grille, de la répétition de modules voire du déploiement de séries, de
progressions arithmétiques et géométriques. Par l’intermédiaire de ces artistes l’art concret prend ainsi la forme d’un art systématique.
La collection Albers-Honegger explore la notion d’art concret sous plusieurs aspects, l’amplifie et l’ouvre à des artistes venus de tous territoires, de tous lieux et transgresse, non sans une liberté toujours plus revendiquée, le cadre initial de sa conception.
Riche d’oeuvres historiques et fondatrices, cette collection est aussi un pari pour demain. Forte de références nécessaires, elle se nourrit, au gré des passions de leurs deux exégètes, de noms parfois méconnus qui brisent, avec une grande liberté d’allure, la conception attendue de l’art concret et univoque de l’histoire de l’art.
De Josef Albers à Friedrich Vordemberge-Gildewart, de Jean Arp à Marcelle Cahn, sont présentes les oeuvres des protagonistes de l’art abstrait et des avant-gardes historiques. l’ensemble constitué autour des Suisses Max Bill, Richard Paul Lohse ou Camille Graeser est quant à lui exemplaire. Il fait écho aux oeuvres fondamentales de Jean Gorin et Fritz Glarner auxquelles répondent les ensembles exceptionnels de Gottfried Honegger lui-même, Bernard Aubertin, Antonio Calderara, Jan Schoonhoven, Aurelie Nemours ou François Morellet qui, tous témoignent de la diffusion et des perspectives qu’offre un art résolument anti-figuratif et comptable de sa seule histoire au seuil de l’après-guerre.
La collection s’ouvre également aux protagonistes des mouvances conceptuelles, minimales ou liées aux premiers travaux de Daniel Buren, Olivier Mosset, Niele Toroni ou Bernar Venet et Claude Rutault. De Carl Andre à Donald Judd ou Richard Serra, de Joseph Kosuth à Robert Barry ou Dan Flavin, Larry Bell, John McCracken, les artistes américains répondent également à l’appel et rappellent leur lien avec les avant-gardes
européennes.