- Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
– Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
– Tes amis ?
– Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
– Ta patrie ?
– J’ignore sous quelle latitude elle est située.
– La beauté ?
– Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
– L’or ?
– Je le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
– J’aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !
Ce poème qui se déployait sur un écran à la « Machine à eau » de Mons, un soir de 2006, était « L’étranger » de Baudelaire, partie des « Petits poèmes en prose » I (1869), et cet homme et cette femme, ce père et cette mère dont l’image supportait le texte étaient le père et la mère de Nivèse, et de sa sœur Dolorès Oscari qui avait assuré le commissariat de l’exposition « Camina ».
J’avais effleuré cette merveilleuse histoire dans un autre chapitre à propos des photos du Borinage de Frédéric Altmann, autre exposant, mais il faut maintenant la raconter en détail, car elle vient de loin. Son titre, « Camina », le dit. Il vient de loin, cet hommage aux parents, aux migrants, aux ancêtres, aux ouvriers, à l’Histoire… et aux nuages, aux merveilleux nuages, ceux de Baudelaire.
Camina
La scène se passe en 2006 à Mons, Belgique, plus particulièrement à la « Machine à eau », usine transformée en Centre Culturel, où des enfants d’ouvriers, de mineurs, ont pu aller contempler des sculptures et peintures d’une enfant du pays. Mais qui n’était pas née là, qui était née en Istrie en 1944. Et dont le père était venu travailler à Flénu (près de Mons) après la guerre. Cette enfant du pays était Nivèse, et elle était accompagnée de Frédéric Altmann, son mari, photographe, né à Lille, tombé amoureux du Borinage. L’exposition du 24 mars 2006 à la « Machine à eau », et dans les rues, et dans les églises, c’était un peu « L’Ecole de Nice dans le Borinage, une histoire d’aller-retour ».
Et lorsque Monsieur l’Echevin de Mons, Jean-Paul Deplus, avait décidé de montrer les œuvres de « deux enfants du pays », c’était pour deux mois, dans les bâtiments en briques de l’ancienne machine à eau, et aussi sous la forme de clichés géants essaimés dans toute la région. Et ceux qui avaient participé à l’inauguration avaient pu découvrir la charge émotive tout autant qu’artistique dégagée par la scénographie de Dolorès Oscari.
Dans un livre (« Nivèse, la part féminine de l’Ecole de Nice », Melis Editions), j’ai eu le plaisir de raconter la vie de Nivèse, sa naissance en Istrie au sein d’une famille qui, après la guerre, émigra en Wallonie, le père étant mineur. Enfant Nivèse ne rêvait déjà que d’arts plastiques, et en 1970, réalisa son rêve en venant, dans les Alpes-Maritimes, entrer à la Villa Arson, et rencontrer les Nouveaux réalistes Arman, César, et Ben, et aussi Frédéric Altmann, impliqué dans l’Ecole de Nice naissante. Quand il vit entrer cette blonde, Frédéric fut émerveillé, il l’exposa dans sa galerie « L’Art Marginal », l’épousa.
Et c’est alors qu’accueilli dans la famille de Nivèse à Flénu, il fixa sur la pellicule les paysages miniers désaffectés, étonné d‘être seul à le faire. Le trésor de mémoire que constituent ses photographies a bouleversé les habitants du site qui, les larmes aux yeux le soir du vernissage, se sont mis à évoquer leurs pères et grand-pères mineurs. J’ai déjà dit et je le répète que, tirées comme on ne les a jamais vues par Marc Ghuisoland, les photographies de Frédéric racontent l’histoire et la géographie d’une région mythique où Verlaine fut en prison, où Van Gogh habita. Marc Ghuisoland, qui travailla avec le grand maître Jean-Pierre Sudre, est connu pour avoir, en 1969, retrouvé dans un grenier 40.000 plaques photographiques de son grand-père, Norbert Ghuisoland, dont les portraits des habitants du Borinage ont joui d’une grande exposition au Centre National de la Photo en 1991.
Par les photographies de Frédéric Altmann, on peut passer de la tombe de Louis Piérard, qui fut, entre autres combats, l’ardent défenseur de l’apport de la Culture au monde dit ouvrier, à la gare de Flénu, où l’extraction du charbon commença au XIVe siècle, alors que toute la région (qui deviendrait Belgique) était la plus riche d’Europe. Frédéric Altmann sut saisir l’importance de ce « musée naturel » en un temps où le traumatisme de l’arrêt des charbonnages avait peut-être pétrifié le regard, refoulant les traces du travail entre héroïsme et coups de grisou.
Quant à NIVÈSE, avant même son « retour au pays », il était évident le rapport entre ses « claires-voies » comme les appelait Pierre Restany, et les « chevalets » aperçus dans son enfance sur la ligne d’horizon, supportant les cages des ascenseurs dans lesquels les mineurs descendaient dans les fosses. L’on pouvait supposer qu’entre la forme pyramidale des terrils et les entrelacs ajourés des tours minières, une vision symbolique s’était emparée d’elle, qu’elle avait par la suite traduite en objets rituels tamiseurs de lumière, dentelle masquant/révélant une autre dentelle, à l’infini, entraînant le regard dans des labyrinthes.
Des sculptures de cette veine étaient donc érigées dans la grande salle de la « Machine à eau » datant de l’année 1870 où Mons avait été dotée d’eau potable, la rivière Trouille ayant été détournée vers la périphérie.
L’art contemporain récupère heureusement les « friches » rendues obsolètes par le dieu Technologie pour en faire le lieu d’archéologies industrielles, selon la formule de Jean Nouvel, chose qu’il pratique lui-même. Jean Nouvel qui apprécie le travail de Nivèse.
Mais ceci n’est qu’une partie des œuvres exposées par l’artiste, l’autre concerne sa manie ancienne de lire dans les nuages, ce qui s’y découpe en silhouettes, faciès, signes. C’est ainsi que des « anges et démons » s’y révèlent, anges comme ces blancs oiseaux de métal, sculptures dont les ombres interviennent sur la surface de la toile, les « démons » étant les visages de Matisse, Picasso, Rimbaud, leurs yeux perçants, des éléments de leurs mondes. A la sculpture échappe son ombre, qui devient aigle terrifiant, avatar géométrique du vampire. Comme Matisse disait vouloir révéler la Beauté à l’Humanité, Nivèse décrypte des esprits dans le chaos des formes, elle revient au pays avec d’alchimiques présences, est-ce hommage au Moyen-Age où fut la grandeur du plat pays, et celui des « monts » ?
La question de l’exil qui traverse cette exposition, portée par le destin particulier des parents de Nivèse mais se rapportant à tous ceux, polonais, africains du Nord, italiens, et tant d’autres, qui furent appelés à venir se charger de tous les travaux dangereux de l’ère industrielle, fut paraphrasée par un poème de Baudelaire choisi par Dolorès, « L’étranger », qui défila sur un écran en boucle, se terminant par la célèbre phrase sur les nuages, ceux que Nivèse de son côté avait choisi comme lieu de tous les possibles.
Dans le catalogue, le texte de Dolorès Oscari montre, du travail des deux artistes, une compréhension rare : « Comment devient peintre et sculpteur à la Côte d’Azur quand on a vécu et grandi au cœur du Borinage ? Est-ce de vouloir réinventer l’image de ce peuple nomade de mineurs, hommes du sud, hommes blonds, berbères du nord, aux yeux maquillés de charbon, khôl industriel qui fait briller les yeux ? Les sculptures de Nivèse sont taillées comme des stèles. Découpées au laser. Ses peintures sont des suaires contemporains. Des merveilleux nuages qui passent là-bas, là-bas. C’est un peuple de fantômes. Il fait signe. Fait sens. Veille. Fait des merveilles ».
Et, concernant Frédéric Altmann : « Comment devient-on l’historien du Borinage quand on vit depuis longtemps à Nice ? Le Borinage est l’exact contraire de la Côte d’Azur : sous les pavés aucune plage. Rien que du charbon. Paysages parfois dévastés que Frédéric Altmann photographie depuis 30 ans.
Si c’est le regardeur qui fait l’œuvre, Altmann nous rend la vue. 14 photos sont aussi exposées devant 14 églises. 14 pauses symboliques pour signifier ce Moyen-Age du travail qui remonte à 50 ans. Juron primal et prières conjuraient les grandes peurs. 14 comme le carbone qui estampille le temps de l’histoire. La fête de la Sainte-Barbe rythmait les hivers. Patronne des métiers dangereux, métiers du fer et du feu. Cantiques, farine et fleurs pour ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas. »
Dans « Le livre de l’absent », Edmond Jabès, poète juif égyptien, chantre de l’exil, écrit : « Tu peux abattre le sapin ; tu ne le sépareras pas de ses nœuds ». Jabès aurait été à sa place, dans ce lieu de l’exil et de la mémoire c’est tout comme.
A suivre...