ECOLE DE NICE - CHRONIQUE 10 : Qui a eu le flair de l’Ecole de Nice ? - Chronique Bimensuelle sur l’Ecole de Nice - par André Giordan et Alain Biancheri
Résumé des chroniques précédentes
Le monde de l’Art a besoin de mythes et de légendes ; il est toujours tenté de reconstruire l’Histoire pour magnifier les œuvres et les démarches. Ils étaient fort peu nombreux dans les années 60, et même 70, à s’intéresser à ces jeunes artistes qui constitueront l’Ecole de Nice. Ces innovateurs durent faire le « tam-tam » eux-mêmes ; et dans cet emploi, Ben, Sosno, Alocco et Jean Mas jouèrent un rôle prépondérant. En fait les premiers qui propulsèrent cette Ecole furent des journalistes. Pendant l’été 1960, on trouve dans Combat, un journal national aujourd’hui disparu, un premier article sous la plume d’une certaine Claude Rivière.
Dans les années 60, très rares furent les galeristes ou les collectionneurs qui repérèrent ou crurent en ces jeunes artistes de la future « Ecole de Nice ». Il est vrai que ces derniers ne se prenaient pas du tout au sérieux ! La plupart préférait les femmes, la fête, le soleil ou la… dérision. Le travail construit d’une part et d’autre part de mise en valeur de leurs recherches n’étaient pas leur fort !
Les galeries ou les lieux d’exposition des grandes capitales artistiques –Paris, Milan, New-York- les ignoraient, voire les méprisaient. « Des provinciaux » disait-on dans le 6ème arrondissement à Paris !.. Même Klein, César et Arman, déjà bien présents sur la scène internationale du fait de leur appartenance au Nouveau réalisme, n’avaient pas « bonne presse ».
L’ignorance, le mépris étaient en fait dans les deux… camps. Les jeunes futurs artistes de l’Ecole de Nice contestaient alors radicalement tous les référents de l’Art académique. Pour tous, seule la rue, les coups d’éclats, le regard des autres jeunes artistes comptaient. L’heure était plutôt à la rigolade ! Même à Nice, rares furent les galeries qui les prirent au sérieux ou investirent sur eux, sauf quelques exceptions notables...
La Galerie Matarasso
Jacques Matarasso avait créé en 1950 une librairie-galerie Rue Longchamp à Nice. Tout en restant un personnage très sérieux et très classique, Jacques Matarasso a toujours aimé présenter les artistes les plus originaux, les plus dans « le vent » comme on disait alors. Il fut l’un des tout-premiers à présenter les créateurs de la future « Ecole de Nice ». Arman, Venet, Gilli, Fahri, Mas lui doivent une partie de leur notoriété.
C’est dans cette librairie-galerie qu’Arman présenta pour la première fois ses Cachets en 1964. Cet amoureux des « belles choses » fut même son tout premier acheteur ! Par la suite, César y sera souvent présent.
Depuis les années 60, Jacques Matarasso a toujours valorisé –et par là accompagné- les jeunes artistes. Il prenait alors énormément de risques par rapport à sa clientèle, et surtout par rapport à la mentalité de la bourgeoisie niçoise d’alors ! Quand en 1964, dans la vitrine de la Rue Longchamp, il exposait les Cartons ondulés de Venet, ses habitués lui disaient : « Jacques, vous ne croyez pas que vous exagérez » !..
Cela ne l’empêcha pas de récidiver en 1964 avec Claude Gilli et ses « Ex-Votos ». En mai 1965, Jean-Claude Farhi y présenta ses Reliefs, des pièces réalisées avec des moteurs soudés entre eux et colorés présentés sur les socles en plexiglas, les Motorcolor. Plus tard, se seront les Cages à mouches, les Bulles de savon de Jean Mas, ou plus récemment sa crèche.
« Je l’ai rencontré (Klein) chez Arman, à l’époque où il commençait sa période bleue. On le traitait de fumiste, mais je savais, moi, que c’était quelqu’un d’intelligent, qui poursuivait une sorte d’absolu. »
Jacques Matarasso, Interview à Nice-Matin, 15 mai 2010.
Les artistes de l’Ecole de Nice : Yves Klein, Arman, César, Serge III, Sosno, Chubac, Hains, Jean Mas, Pinocelli,Venet, Fahri, Ben, Alocco, Miguel, Charvolen… On y trouve également des philosophes, chercheurs, psychanalystes, critiques d’art : Freud, Sibony, Sloterdijk, Restany, Giordan, Malvaux…
Nota de Jean Mas :
– « Le livre : duquel émane de la poudre bleue remplace le petit Jésus.
– Chaque année des personnages nouveaux sont rajoutés.
– La crèche a été détruite fin 2007… »
Galerie Ferrero
Parmi les pionniers à s’intéresser également aux jeunes artistes inconnus de Nice, puis à croire fortement à cette Ecole fut Jean Ferrero. Photographe de nu, cinéaste, et surtout collectionneur, il commence sa carrière dans les années 50 en amassant des clichés et des films sur Arman, César, Gilli, Malaval, Pinoncelli, Sosno, Venet, Ben, etc...
Épris d’accumulations en toutes sortes, il prend plaisir à acheter leurs œuvres, « pour pas grand chose » à cette époque. Ce qui le conduit à devenir marchand d’art ou plutôt « brocanteur d’art » comme il se dit lui-même ! Par la suite, il organise expositions et happenings, dans sa vieille villa au pied du Mont-Boron. En 1970, il installe une première « vraie galerie », dans un grand appartement au… 4ème étage, pas très loin de l’église du Port. Son projet est d’« en faire un show-room comme en Amérique ».
« Marié avec le travail », infatigable, Jean Ferrero fait de sa galerie un véritable « lieu artistique » en soi. Les artistes viennent y travailler, lui les filme ! Il déplacera ensuite sa galerie Rue de France, puis Rue du Congrès où elle se trouve toujours . Le public -niçois, puis italien, puis international- commence à y venir. S’y succédèrent Ben, Venet, Gilli, le groupe Supports/Surfaces, plus tard Moya… Jean Mas y fera par la suite de nombreuses Performas.
Dès 1972 -plus précisément du 14 octobre 1972 au 5 janvier 1973-, il organise sa première rétrospective « École de Nice » avec plus de 150 tableaux. Arman, Alocco, Ben, César, Chacallis, Charvolen, Chubac, Dolla, Farhi, Flexner, Gilli, Isnard, Klein, Maccaferri, Miguel, Malaval, Oldenbourg, Raysse, Sosno, Venet, Verdet sont de la partie .
Mais sur ce plan, le « Sudio Ferrero » ne sera pas le premier. C’est à Vence puis St Paul que le galeriste Alexandre de la Salle avait anticipé. Il a organisé la première rétrospective intitulé « Ecole de Nice ? » cinq ans auparavant, en 1967…
Par la suite, d’autres galeries et d’autres lieux d’expositions prendront le relai…
(nous y reviendrons…, suite dans la prochaine chronique)
Démarche évolution de l’artiste Jacques Martinez 1944-
Jacques Martinez est né en Algérie en 1944 et a connu les mouvements qui ont été à l’origine de l’Ecole de Nice. En 1972 sa première exposition montre ses références à Marcellin Pleynet (l’Enseignement de la Peinture), à l’abstraction européenne et à la peinture américaine contemporaine. Ses recherches plastiques sont présentées dans de nombreuses expositions de prestige (Ferrero à Nice en 1973, Galerie Templon à Paris, puis Milan, Stockholm, et plusieurs rétrospectives au MAMAC à Nice). Le problème de la représentation a constitué l’axe principal de ses recherches sur l’espace de la Renaissance avec des recherches de matières qu’il déploie dans de grandes surfaces. Il multiplie les virtuosités techniques aussi bien avec les matériaux (cadres biseautés, découpages, stries et cannelures dans le métal) que dans la pratique traditionnelle qu’il revisite. Son ami, le philosophe Bernard Henri Lévy,a dit de lui : « Martinez n’est pas un vertueux, c’est un artiste.
Description Interprétation
Cette œuvre de grand format est composée de matériaux hétéroclites : le cartel nous révèle la présence de bois et d’acier sur toile. Le tableau montre une peinture abstraite aux grands aplats colorés, aux formes géométriques simples, et à la répartition équilibrée des grandes et petites surfaces. Il se situe dans l’esprit des artistes abstraits, depuis Malévitch ou Mondrian, des peintres américains ou des sculpteurs minimalistes. Cependant certaines surfaces renvoient à des éléments historicistes de l’architecture . La partie incurvée supérieure reprend les formes élémentaires des arcs plein cintre, et sur les côtés les bandes verticales évoquent les pilastres et leurs cannelures, en acier avec un léger relief. La partie médiane correspond à la représentation simplifiée d’un tableau, certainement de la Renaissance avec la composition intégrée dans une niche sous une arcade. De nombreuses images surgissent alors, en référence au titre explicite : le « boogie » de la Vierge évoque les références des madones de Botticelli ou des Vierges de Raphaël. Il ne s’agit pas d’une interprétation stylisée et moderniste, mais d’une interrogation sur les pratiques et le sens de la peinture de cette époque, sur la signification de l’image, du cadre et de la représentation.
Morphologie
Le format de l’œuvre s’inspire des grandes peintures du passé, mais aussi des artistes américains. La composition s’équilibre grâce à l’effet général de symétrie et à la géométrie savamment répartie. L’élément médian crée une ligne de force qui scinde l’espace par son obliquité dirigée vers le haut et soulignée par une ligne plus fine, rigide et tendue, telle un faisceau lumineux qui perce la toile. Les rectangles plus réduits, de plus en plus inclinés vers la droite semblent reprendre les procédés des effets cinétiques chers à Uccello avec les lances de ses cavaliers. Le grand cercle tronqué dans la partie centrale couvre l’espace attribué aux personnages essentiels des tableaux de la Renaissance inscrits dans des figures géométriques pour symboliser l’harmonie divine. Cette mise à plat de la représentation est cernée par les cadres, reprise des effets de trompe-l’œil pour fondre l’architecture à la peinture.
Chromatisme et spatialité
La dominante ocre occupe la majeure partie du fond et pénètre à l’intérieur des cannelures latérales pour mieux intégrer le tableau. Par contraste, la brutalité des trois couleurs primaires se déploie en éventail pour décliner toutes les possibilités chromatiques, et les conventions picturales de la Renaissance avec le bleu destiné à la Vierge ou le jaune issu de la clarté divine. Les taches claires se répartissent en rythme ternaire - rapport à la Trinité – et s’opposent aux éléments linéaires des marges latérales pour mettre en évidence la zone de repos. Les techniques traditionnelles – glacis, estompages, rehauts apparents sont habilement travaillées pour jouer sur l’épaisseur des couches et la profondeur de la matière.
L’espace réel de l’œuvre se traduit par des effets de pleins et de vides, de reliefs et de creux comme les cannelures ou les fragments de colonnes. Mais l’espace virtuel, celui d’une scène empruntée à l’iconographie religieuse, est ici métaphorisé par les dégradés que l’on peut percevoir sur les zones brunes de la partie centrale, évocation subtile de la perspective atmosphérique de Léonard de Vinci. Et la perspective réelle, celle qui nous permet d’imaginer une ligne d’horizon, est évoquée par le rectangle écrasé dans la partie inférieure, dont les côtés se transforment en fuyantes par le miracle d’un rabattement de plan et s’identifient aux carrelages, bases de toutes les constructions spatiales. Les préoccupations de Jacques Martinez sont aussi évidentes, et s’inscrivent dans la continuité des innovations de l’Ecole de Nice.
Pour en savoir plus
Alain Biancheri, André Giordan et Rébecca François (2007), L’école de Nice ; Collection Giordan-Biancheri, Ovadia Editeur, Nice.