N’est-ce pas d’ailleurs la « culture » de l’art occidental que de transgresser ? Que fait Courbet avec l’Origine du monde, si ce n’est enfreindre ! N’avait-il pas cherché à heurter par la trivialité de son sujet, par sa mise en scène provocante et par son réalisme sexuel. Et Manet, dans son Déjeuner sur l’herbe ? Que souhaitait-il suggérer par des poses provocantes et décalées en rapport aux messieurs en habit de cérémonie ! On pourrait remonter plus loin, citer Caravage ; n’avait-il pas fait scandale pour ses modèles triviaux et son réalisme du trait ? Ou même Michel-Ange… N’a-t-on pas dû repeindre ses corps trop dénudés, trop suggestifs de la Chapelle Sixtine !
Le processus de déconstruction
Les artistes niçois ont affiné et parachevé cette dynamique... Yves Klein par exemple élimine tout contenu à l’œuvre. Ses monochromes ne doivent-ils pas être célébrés comme le symbole de cette destruction des critères de l’art établi ? Pour aller au fond de son propos, il vide même toute une salle, puis toute une galerie avec son exposition du Vide !... Certes, cette approche elle-même n’est pas neuve… Quarante ans plus tôt, Malévitch l’avait déjà promue. Mais pas de la même manière, ni avec la même démarche… Par la suite, Klein se spécialise dans l’appropriation des éléments naturels.
Arman érige l’objet industriel en « signe de langage » artistique. Les objets du quotidien sont mis en scène ; ce sera tour à tour Accumulations et les Poubelles (1959), Colères (1961), les Robots-Portaits (1961). Ils deviendront le « fil rouge » de sa carrière ensuite : Conscious Vandalism (1975), The Day After (1984), Transculptures (1987), Dirty Paintings (1988), Shooting Colors (1989), Atlantis (1990), Accumulations de Collections (1993), Accumulations en relation (1994) et Les Interactives (1996).
Martial Raysse se plonge dans le folklore des Prisunic, ces magasins « bon marché » comme on disait alors qui préfigurent dans les années 60 les futurs supermarchés. Pour lui, « Les Prisunic sont les musées de l’art moderne » . Martial Raysse dispose les objets de pacotille achetés dans ces magasins sur le tableau et déclare : « La beauté c’est le mauvais goût ».
Avec Ben et à sa suite les autres Fluxus niçois, puis les dits « niçois atypiques » se développe la volonté d’abolir le fossé entre l’art et la vie. Plus d’oeuvre d’art formelle, esthétisée, hédonisée ! Par leurs gestes, leurs prises de position, leurs happenings d’Art Total , puis dans leurs déclarations, leurs appropriations, leurs déconstructions, leurs écritures sur tableaux, l’artiste « donne à voir ». Son seul projet : créer « une nouvelle subjectivité ». Certes tout a été déjà était « théorisé » à la fois par Duchamp et par les dadaïstes. Toutefois dans le "rien" apparent de leur œuvre, les artistes niçois se veulent implicitement médiateurs. Ils mettent en scène les grandes questions que se pose ou plutôt devrait se poser la société.
La branche niçoise de Fluxus par exemple souhaite créer un nouvel « art de vivre », à travers un « humour dévastateur », pour « purger le monde de la maladie bourgeoise » (Maciunas 1962) .
« Je suis d’accord avec Flynt qui dit : moi l’art m’emmerde il faut le détruire parce que c’est le dernier élément réactionnaire des Bourgeois… »
Ben, Interview Buren-Ben, inédit 1967
George Brecht s’engage dans la voie où l’artiste n’est plus indispensable. Pour lui, le créateur se doit de rester un individu comme les autres. Le public doit pouvoir se suffire à lui-même, sans intervention d’un supposé artiste, parce que « n’importe quoi peut être de l’art » et « peut être fait par n’importe qui »... Dès lors, « l’amusement artistique » pour George Brecht doit être simple, distrayant, sans prétention. Il ne doit mettre en scène que des choses insignifiantes, n’impliquant ni habileté, ni répétitions nombreuses, et surtout n’avoir pas de valeur marchande ou institutionnelle. La valeur de « l’artamusement » doit être abaissée par la faculté de le répéter de façon illimitée, de le véhiculer dans les mass media ; de sorte que chacun puisse y accéder et éventuellement que tous puissent le faire…
La fin d’une illusion
A travers l’Ecole de Nice, l’art se révèle prétexte ; leurs œuvres promeuvent ce qui deviendra avec mai 1968 le « vivre autrement ». Cette volonté de « changer la vie » coûte que coûte conduit à une remise en cause radicale des notions d’ordre et de progrès. C’est le passage des années de « pseudo-certitudes » aux années d’incertitudes, nées dans l’ébranlement de la société et confirmées par la crise économique qui suit la supposée crise du pétrole des années 70. La montée du chômage, l’augmentation des déséquilibres sociaux et l’appauvrissement d’une grande partie de la population entraînent une critique de plus en plus vive. ?Certaines tendances encore en germe en 68 vont s’exprimer plus largement. Après la consommation, comme la pratiquent César, Arman ou Spoerri seront avancés des thèmes comme la conscience écologique, le désir communautaire, la volonté de libéralisation des mœurs, puis la revendication de la différence .
Au début des années quatre vingt, cette forme de contestation implose. Sans doute est-elle allée trop loin ? A sa suite, des milliers de jeunes tentent de nouvelles expériences : le sexe, la musique, la religion et surtout la drogue. L’Ecole de Nice n’en disparaît pas pour autant. Pendant que les anciens se font connaître… et reconnaître, certains jusqu’à la nausée, une nouvelle génération de jeunes artistes « naît » toujours à Nice, encore peu connue. Des différents lieux les accueillent dont la Villa Arson . Ils reposent inlassablement les mêmes questions, les mêmes approches… autrement. On continue la déconstruction en tentant de (re)construire en parallèle.
La seconde Ecole, la nôtre, s’impose dès les années soixante et semble se clôturer en 1967/1977 avec une exposition de groupe à la galerie Alexandre De la Salle et en 72 chez Ferrero.
1968/1980 permet le mûrissement de ce qui apparaît comme une troisième Ecole de Nice : la misogynie chronique et maladive des premiers est balayée par l’apport de Mai 68 dialogue avec les femmes. NIvese, Elisabeth Mercier, Elisabeth Collet, Jacquie Gainon, Béatrice Heyligers, Michou Strausch, Michèle Brondelo font leurs premières expositions. Nivese, avec ses travaux et son franc-parler interpelle et dynamise le milieu. Un air de nouvelle cuisine s’impose. L’unique salade niçoise cède le pas à un livre de recettes : "Et vive la cuisine niçoise…au micro-onde" (2)
(2) Giordan de la Peppa et José Maria, Et vive la cuisine niçoise, Z’Editions 1987 (réédité par Serre)
Jean Mas, Ballade de l’Ecole de Nice (extrait), Mamac
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