Frédéric Altmann –
Cher Alexandre, en 1999, en tant que directeur du CIAC (Centre International d’Art Contemporain, Château de Carros), je suis très fier d’avoir organisé l’exposition intitulée « Le Paradoxe d’Alexandre », qui retraçait ton parcours 1960-1999, pratiquement 40 ans de promotion de l’Art dans les Alpes-Maritimes.
Cette exposition a été accompagnée d’un énorme catalogue du même titre, qui demeure une archive importante. Avant même ta première exposition mémorable du 17 mars 1967 intitulée « Ecole de Nice ? » (avec point d’interrogation), regroupement dont Arman a pu dire qu’il avait été « fédérateur », quelle avait été ta démarche depuis ton installation à Vence, place Godeau, en 1960 ?
Alexandre de la Salle –
J’ai envie de te répondre d’abord par mon texte d’introduction au catalogue « Le Paradoxe d’Alexandre », car aujourd’hui, en 2012, je n’en changerais pas un mot. Voilà ce que j’écrivais : « Mon enfance, entre une mère peintre sensible et talentueuse, Berthe Sourdillon de la Salle, et mon père Uudo Alexandre Einsild, marchand, me prédestinait à une carrière artistique.
Tu seras peintre, ou graveur, me disaient-ils, admiratifs devant mes dessins. A ma sœur Edmée, douée pour la peinture comme peu le furent, ils prédisaient une carrière de peintre. La prédiction (l’ordre, diraient certains !) se vérifia pour ma sœur mais, le père l’ayant emporté sur la mère, elle me déporta sur une autre orbite : en 1960, parisien descendu sur la Côte d’Azur, j’ouvrais en effet ma première Galerie, à Vence, en un lieu prédestiné, la place Godeau ! où l’attente fut passionnante, savoureuse, et créative. J’avais auparavant préparé le professorat de dessin, fait des études de droit et de journalisme, et, tout jeune, j’entretenais déjà des rapports privilégiés avec le monde des arts - Galeries, Musées - avec les beaux livres, avec des artistes amis de mes parents : Soutine, Kikoïne, son épouse Rosa, ses enfants, Jacques - devenu le peintre Yankel - et sa fille Claire… Krémègne, Wiiralt, avec qui nous partions souvent en vacances, dans l’Yonne, à Annay-sur-Serein, puis à Civry.
Tout jeune on me traînait impitoyablement dans tous les lieux où régnait la peinture. Mon œil se frottant aux chefs-d’œuvre, jaillissaient en moi des intuitions, des révélations, tout un monde d’harmonies fortes et secrètes, et qui reléguaient dans un mépris insondable tout ce qui ne pouvait s’inscrire sur la voie royale qui, pour moi, dans une sorte d’évidence, menait de Piero della Francesca à Picasso et Léger. J’avais dix-huit ans et des convictions impérieuses : ayant découvert la grandeur, j’entendais m’y tenir. Il y avait là davantage que l’art seul : par sa médiation, j’éprouvais la certitude, idéaliste, de pénétrer en quelque sorte, dans le monde des essences.
La philosophie aidant, je corrigeais le tir, et ma vision s’inséra davantage dans une logique où l’esthétique s’articulait avec les découvertes de la sociologie et du politique. Où l’art prenait place dans le grand concert des Découvertes. L’art, ressaisi aussi comme maîtrise, comme moyen de fuir le domaine insensé des affirmations naïves et passionnelles, l’Art comme refus du pathos, comme volonté de s’approprier le monde visible et d’y faire surgir du sens. En un mot, de le Voir enfin. Plus tard, je devins marxiste, découvrant les relations de dépendance, souvent non-dites, des artistes, pris dans la nasse serrée du Temps, de leur temps, et de l’Histoire. Pourtant, tout au fond de moi subsistait l’intuition d’une forme de Transcendance, mais - apparent paradoxe - dans l’Immanence, illustrée par la cohérence de toute l’histoire de l’art, un peu comme si son historicité pouvait se faire transhistorique ! Comme si l’histoire des hommes se faisait dans l’Histoire, certes, mais que cette histoire elle-même prenait sens dans son ailleurs, dans ses dispositions à se dépasser elle-même, à s’outrepasser. Sinon, pourquoi la perfection, de Lascaux, l’art des arts primitifs, et, plus encore, notre familiarité avec les chefs-d’œuvre du passé, à jamais restés chefs-d’œuvre sans restriction, alors qu’ils racontent un temps Autre, je veux dire tissé dans un réseau de situations, de dépendances, où le rapport de soi aux autres et au monde, est largement différent ?
La lecture passionnée de Sartre m’aida - me força - à comprendre (à intégrer en moi) un monde où se conjuguaient la Nécessité et la Liberté. L’art, dès lors, devint pour moi ce champ magique qui, à la fois, délimitait des possibles, et les faisait exploser. Toute puissance, toute grandeur, toute fulminance de la Conscience, à la fois esclave et reine ! Je décidai - pour le meilleur et pour le pire - de me fier à mon regard, ce que j’ai fait pendant quarante ans, sans jamais justifier, à mes propres yeux, mes choix par des arguments de marché, d’efficacité, de suivisme des envahissantes et aveugles institutions, ne les fondant que par la qualité que je savais découvrir chez des artistes, peu connus, mal connus, ou carrément ignorés. Je pense avoir réussi l’incroyable gageure de faire vivre une galerie d’art contemporain, et d’en vivre, très difficilement, mais d’en vivre. Sauf ces dix dernières années, véritable cauchemar dans un marché de l’art contemporain réduit au noyau dur établi par la Nomenklatura.
Dans les années 80, fulgurantes, le marché mondial a fonctionné avec environ quatre-vingt privilégiés : du talent parfois, de la chance souvent, de la cooptation presque toujours. Avec la complicité de tout l’Appareil. Et je le prédis : si cela continue, seules subsisteront les galeries d’art contemporain qui, pour leurs propriétaires, ne seront que violon d’Ingres, maîtresses excitantes, ou cinquième activité : celle qui peut perdre de l’argent ! Les galeries d’art contemporain sont soumises aux mêmes taxes que celles que j’oserai nommer les galeries d’affaires (qui, elles, vendent les peintres du Gotha, ceux dont les cotes défraient les chroniques, et quelques vedettes vieillissantes et cramponnées à leurs privilèges : toujours les mêmes, comme on dit... ), alors que, non seulement elles ne devraient pas y être soumises, mais qu’elles devraient être aidées, subventionnées, choyées, pour que l’art de demain vive, pour que ne meure pas dans l’œuf toute velléité talentueuse. Il faut SAUVER l’art dans nos pays, car SANS ces galeries, que serait l’art à venir ? Où les artistes majeurs des années 2020 feraient-ils leurs premiers pas ? Qui même les nommerait ? Les ferait surgir à l’être ? L’Etat ne doit pas seulement être le garant d’un Patrimoine. Encore doit-il ne jamais oublier comment il s’est constitué, sur quelle somme de douleurs, de sacrifices, et d’injustices. Encore devrait-il scruter l’horizon, mais, comme il en est parfaitement incapable, il devrait aider ces Guetteurs des Temps à venir que doivent être les galeries, celles qui se refusent à n’être que des galeries marchandes, que des chambres d’enregistrement.
Aider, aider toujours, aider encore, afin que, du champ chaotique de la création, puisse, à l’aube, surgir l’art de nos descendants, ceux dont l’oreille, et l’œil, n’auront pas été saturés, gavés, et conditionnés par le discours dominant actuel, qui n’est que le pur reflet de rapports de pouvoir et d’argent. Je le hurle : qui connaît, qui regarde, qui lit vraiment Ghérasim Luca, qui reconnaît l’ombre de Tatin ou celle d’Alanore derrière le grand Dubuffet ! Personne, bien sûr... ça veut dire quelques initiés, quelques curieux : les rares élus à la scène du regard. Ceux que la traversée de l’Obscur n’effraie pas. Sinon, l’art, pour forcer le barrage des résistances, des intérêts, devra, hélas ou tant mieux, pour un temps, redevenir underground, s’exiler... Et oui, maîtres des Ministères, des Musées, des Revues, des grandes Galeries, ne vous en déplaise, vous êtes devenus les gardiens d’un théâtre d’ombres, de chefs-d’œuvres obsolètes, du prêt-à-porter artistique ! Dès lors, ne suffirait-il plus de n’exposer que des US dollars, ou des Euros ! Retour en arrière ! Vers les Ecoles d’art, où, certain directeur accueillait ainsi ses nouveaux élèves : Vous êtes ici, c’est donc que vous êtes des artistes. Vous n’avez donc rien à apprendre, sinon à savoir vous vendre. Une vedette par année, ça faisait son bonheur, il oubliait le B a Ba, l’essentiel, en somme : qu’il n’y a d’art véritable que par-delà une Difficulté Vaincue (Hugo Caral).
Quand Frédéric Altmann m’a proposé cette exposition, j’ai été saisi par des sentiments divers, étonnement, doute, plaisir, et, pour finir, enthousiasme. Il me disait : J’ai eu chez toi mes premières émotions artistiques... et il me le redisait... Alors je me suis fait le complice de ce plaisir, de cette idée, de cette aventure, car c’était là une Première, et qui, merveille, s’adressait à une galerie marginale, où je n’avais obéi qu’à mes désirs, à ma vision de l’art, de la vie, du monde. A des amitiés, aussi, toutes nées de la conviction commune d’autres possibles que ceux du marché, sur l’idée que, merveilleusement, des rivières invisibles, des ciels vertigineux, existaient encore, et qu’il fallait oser le dire, et s’insoucier des règles éphémères, des Inc’oyables et des Me’veilleuses ! C’était forcément s’isoler, ne pas participer, volontairement, à la fête des toujours d’accord, de ceux qui, même s’ils ne s’aiment guère, connaissent fort bien le Code, et s’y reconnaissent ».
A suivre