Chronique Bimensuelle sur l’Ecole de Nice - par André Giordan et Alain Biancheri pour Art Côte d’Azur
Une question revient très souvent : comment l’Ecole de Nice -une telle Ecole d’Art contemporain- a pu émerger à Nice ?.. Sous-entendu « dans ce désert culturel » ! Car Nice depuis la première Grande Guerre –et cela reste toujours vrai- est en manque d’image pour le public international. Nice reste « scotché » à son climat, à sa douceur de vivre et à ses splendides décors : on évoque « la Promenade des Anglais », « le Château », et désormais le… « Vieux-Nice ». Qu’en est-il du reste ?
On méconnaît totalement son immense passé culturel. Dans les années cinquante, Nice semble apparaitre comme une petite « ville de province », comme disent les parisiens, avec un brin de mépris ! Elle apparaît dormir mélancoliquement au soleil, « sans université, sans grande activité culturelle, si ce n’est quelques musées vieillots ».
L’image de la ville reste irrémédiablement liée à son seul tourisme ; et seules la mafia ou les magouilles feraient parler d’elle !.. On ignore ainsi que Nice fut à cette époque précurseur dans nombre de domaines. Sait-on par exemple que le Salon du livre de Paris est né à… Nice dans les années soixante-dix. Dans un tout autre champ de connaissances, la terre qui a su si bien inspirer Klein, Arman, Raysse, César, puis Venet, Sosno, Ben ou Mas a fait grandir dès les années 60 les petits génies du software et du hardware [1].
Avec la création de Sophia-Antopolis (1969), le relais a été pris par ceux du high-tech, des biotechnologies et du multimédia [2]. Et ce n’est pas tout, sur le plan culturel, la ville ne fut pas un désert… Mais revenons d’abord sur son passé…
Un riche passé...
Dès la fin du XVIIIème, la Cité niçoise attire l’aristocratie anglaise, émue par la promesse d’un climat exceptionnel. Elle devient très vite le lieu de villégiature à la mode, et ceci pendant près de deux siècles. D’illustres voyageurs, comme Hector Berlioz par exemple, y passent ou y séjournent. En 1831, ce musicien y écrit l’ouverture Le Roi Lear, commence une autre ouverture, Rob Roy, ainsi que le Mélologue [3].
« J’arrivai à cette bienheureuse ville de Nice, grondant encore un peu. Voilà que j’aspire l’air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons ; voilà la vie et la joie qui accourent à tire d’aile, et la musique qui m’embrasse, et l’avenir qui me sourit ; et je reste à Nice un mois entier à errer dans les bois d’orangers, à me plonger dans la mer, à dormir sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir, du haut de ce radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître silencieusement. Je vis entièrement seul, j’écris l’ouverture du Roi Lear, je chante, je crois en Dieu. Convalescence. C’est ainsi que j’ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie. O Nissa ! »
Hector Berlioz
Ensuite, ce sera le tour des russes ; Maria Alexandrovna, nouvelle impératrice, y séjourne à partir de 1856 accompagnée de son fils, le grand-duc Nicolas Alexandrovitch. A sa suite, le Tsar Alexandre II confirme le penchant des Romanov pour cette ville et avec lui toute l’Intelligentsia russe débarque.
Après son rattachement à la France et jusqu’à la première guerre mondiale, cette ville va vivre une histoire culturelle peu commune. Avec l’arrivée du chemin de fer, Nice devint la capitale de Russie, de Grande Bretagne, de Belgique et des Etats allemands réunis ! Les têtes couronnées d’une grande partie de l’Europe viennent y passer l’hiver. Certains y chauffent leurs vieux os, d’autres y soignent une phtisie ou une maladie de peau.
Anglais et russes rivalisent de prouesses culturelles ; chacun y va de ses folies. Églises, opéra et palaces sortent de terre et transforment ainsi radicalement le visage de Nice. La vie culturelle y devient très intense, chaque aristocrate souhaitant avoir à sa table les meilleurs écrivains, musiciens, architectes ou artistes. Nikolaï Vassilievitch Gogol multiplie les séjours Nice chez la comtesse Vielgorski. Plus tard viendra Tolstoï, pendant qu’Anton Tchekhov élit domicile à la Pension russe, située au numéro 9 de la rue Gounod. Ce dernier y termine les 2 derniers actes des Trois soeurs !
La belle époque
La fin du XIXème siècle, c’est la « Belle époque » pour Nice, du moins pour ses visiteurs aisés. En 1820, la ville compte plus de cent familles britanniques ; en 1890, quelques 22 000 personnes sont venues en villégiature l’hiver, l’été le climat est jugé insalubre. Vingt ans plus tard, on en dénombre 150 000.
Léopold de Belgique, les Princes de Prusse et bien d’autres contribuent à sa publicité en multipliant les séjours. La reine Victoria tombe elle aussi sous le charme et passe les sept dernières années de sa vie dans l’un des plus beaux palaces de la ville, l’Excelsior Régina, à Cimiez.
Le roi de Roumanie, du Monténégro, la reine du Portugal et autres ducs adorent également l’endroit. Dans leur entourage, se pressait une bourgeoisie industrielle en train de prendre le pouvoir. L’aura de la ville est alors considérable dans toute l’Europe et son développement est à l’identique. On lui prévoyait un million d’habitants pour le début du XXème siècle ! [4]
Pour occuper cette faune oisive, se multiplient spectacles et évènements. Y participent les plus grands acteurs, chanteurs et danseurs de l’époque. Nice comptait à l’entrée en guerre en 1914 une vingtaine de théâtres publics et deux opéras. Les hôtels ont leur orchestre attitré quand ce ne sont pas les aristocrates ou les nantis qui ont leur propre théâtre avec troupe au complet ou leur vraie salle d’opéra, comme au Château de Valrose.
Acheté en1866 par le financier russe et Conseiller d’Etat Paul Von Derwies, la construction du Château est confiée à l’architecte David Grimm assisté d’Antonio Crocci ainsi que d’Albert Bérenger pour le Petit Château et de Bernardin Maraini pour les fausses ruines. La salle d’opéra est confiée au russe Mikhaïl Makaroff en 1869. L’aménagement du parc est dévolu à Joseph Carlès, assisté de Wladimir Fabrikant. 800 ouvriers travaillent sur le chantier pour un coût de 11 millions de francs or de l’époque. Près de 100 domestiques et jardiniers assurent ensuite l’entretien du domaine !
Le théâtre municipal de l’opéra, dit « l’Opéra » tout court, que l’on a reconstruit à l’italienne après un cruel incendie du 23 mars 1881, au début d’une représentation de Lucia di Lamermoor tient une place de choix « dans la saison ». On y joue tous les grands opéras de préférence italiens et on y monte des ballets. L’opéra de Nice connaît deux créations mondiales : La prise de Troie de Berlioz en 1890 et Marie-Madeleine de Massenet en 1903, ainsi que de nombreuses créations françaises, notamment Eugène Oneguine de Tchaïkovski en 1895, L’or du Rhin de R. Wagner en 1902 ou encore Manon Lescaut de G. Puccini en 1906.
A deux pas, la Jetée-Promenade, une élégante construction en fer, élevée en1891 en mer face au Jardin public, propose une salle de spectacle et de concert. S’y donnent des comédies et des opérettes ; tous les jours, concerts de 2 à 6 heures l’après-midi et représentations théâtrales (opérettes, ballets) de 8 heures à minuit s’y succèdent.
Le théâtre du Casino, situé dans le Casino municipal, Place Masséna, possède une troupe particulièrement bien choisie. Elle interprète plusieurs fois par semaine des comédies, des vaudevilles, et même des opérettes et des opéras-comiques. Lorsqu’il n’y a pas de représentation théâtrale, on peut continuer à se côtoyer dans les salons de lecture et de conversation, les salles de jeux et de billard, etc... Le Petit Casino, un café-concert situé rue Saint-Michel, est ouvert tous les soirs ; à son programme : chansonnettes, pantomimes, etc.
De même, l’Eldorado propose en permanence de petites pièces, en alternance avec de la chansonnette et des attractions. Le Politéama Garibaldi, place Garibaldi, est consacré lui aux pièces italiennes, opéras, drames et comédies, tout comme d’autres salles plus au moins intermittentes au Boulevard Dubouchage ou à côté du Lycée.
Ecrivains, compositeurs, ou autres célébrités passent ainsi par Nice. Certains abandonnent tout pour s’y installer, comme Jean Lorrain, Gaston Leroux, Paul Déroulède, et Jules Romain. La douceur de vivre alimente l’imaginaire de ces artistes et stimule la créativité des peintres. Le poète Théodore de Blanville ne déclarait-il pas : « on se rend à Nice pour une semaine, on y reste toute la vie. »
Ainsi, au cours des temps, Van Loo, Toulouse Lautrec, Modigliani, Bonnard, Dufy, Renoir ou encore Nietzsche, Tolstoï, Maupassant, Proust, Mérimée et des musiciens comme Bizet, Massenet ont éprouvé une réelle fascination pour Nice.
« Une baie qui vaut celle de Naples, dans un style plus simple et plus grand ; des collines plus belles, plus variées, plus riches de détails et d’excitations que celles de Florence ; à dix kilomètres de la place Masséna, de ses cafés, de ses arcades, un village comme Aspremont qui pourrait être l’un des plus sauvages de la Corse ou des Balkans ; à quarante kilomètres de la Promenade des Anglais, de ses jeunes femmes, de ses ombrelles, Peira-Cava, comblée de neige, environnée de cimes alpestres et de glaciers, et d’où l’on voit, comme du Trophée de la Turbie, la mer briller au loin et en bas ».
Jules Romain, La Douceur de la vie, Paris, 1939
Après la guerre de 14-18, la présence de l’Aristocratie disparaît, mais la ville continue à attirer intellectuels et artistes. Le peintre Matisse y élit domicile en 1921 au Cours Saleya. Il y terminera ses jours tout comme le Prix Nobel de littérature Roger Marin du Gard, pendant que Picasso, Heinrich Mann, Ziem, Chagall, Prévert, Somerset Maugham, Aragon et Elsa Triolet y font des séjours plus ou moins longs.
Pas seulement l’Ecole de Nice
On pourrait encore ajouter que cette ville ce ne fut pas seulement, et comme par mirage, le lieu d’émergence de l’Ecole de Nice... Nombre d’autres créations, tout un ensemble de personnalités... qui ont créé, innové, développé de nouvelles idées ont grandi ou ont vécu à Nice dans les années soixante, soixante-dix ou quatre-vingt du siècle précédent.
Le plus souvent, tout se passa dans l’ombre, l’indifférence, la méconnaissance, voire l’hostilité des institutions ou de la presse nationale ou locale. Avec le recul que permet le temps et la reconnaissance que ces niçois rencontrent enfin à l’étranger, un repérage et un « hommage » peut leur être enfin rendu. Ils traduisent une atmosphère qui a sans doute favorisé la floraison de l’art contemporain, mais également la création ou l’innovation en général. Nous y reviendrons dans la prochaine Chronique.