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ECOLE DE NICE - CHRONIQUE 13 : Jacques LEPAGE - Par André Giordan & Alain Biancheri pour Art Côte d’Azur - Chronique bimensuelle


Résumé des chroniques précédentes

Cette chronique continue à « explorer » les personnalités qui ont contribué à faire « voir » l’Ecole de Nice. Sans eux, l’Ecole n’aurait pas eu le renom qu’elle a. Après les journalistes et les galeristes, quelle fut la place des critiques d’art.
La chronique précédente a permis de constater combien Pierre Restany, ce critique d’art parisien, fut sceptique, voire méprisant avec les artistes de l’Ecole de Nice, à l’exception de ses protégés, Klein, Arman, Raysse et César. Heureusement d’autres furent plus positifs et plus porteurs !..

Jacques Lepage

Parmi les critiques d’art qui valorisèrent l’Ecole de Nice, l’un d’entre eux eut une place à part : il se nomme Jacques Lepage. Dès les années soixante, il accompagne la percée de l’Ecole jusqu’à se déclarait plus tard le « théoricien de l’École de Nice et (notamment) du mouvement Supports/Surfaces ».
Toutefois limiter ses activités à la critique d’art est très réducteur, s’agissant de ce personnage. Jacques Lepage fut avant tout un poète et un critique littéraire . Il anima à la suite de Rovini et de Paul Mari un club de poésie dans les sous-sol d’une Brasserie de la Place Masséna où se rencontrèrent jeunes artistes et intellectuels niçois ; il fut responsable du Centre d’information et de coordination des revues de poésie. Très éclectique, Jacques Lepage fut également administrateur du Festival international du livre de Nice (avant celui de Paris !), administrateur d’une Compagnie théâtrale, les Vaguants, cofondateur de la revue Acropoles et secrétaire général du Festival des arts plastiques de la Côte d’Azur.

Très attaché à son terroir, il a tout au long de sa vie organisé, dans son village de l’arrière-pays, les Rencontres de Coaraze. C’était à la fois un festival de poésie et d’art. Plusieurs générations d’artistes et de poètes de Nice et d’ailleurs s’y rencontrèrent et s’y firent connaître. Ainsi de Nice à Coaraze, il a accompagné et commenté « l’épopée » de l’Ecole de Nice.

Dès la fin des années cinquante, Jacques Lepage s’intéresse aux travaux d’Yves Klein, Arman, Martial Raysse. Au début des années soixante, il fait la connaissance de Gette, Gilli, Malaval, Ben, Venet et Verdet et visionnaire déclare à propos d’une exposition de Malaval :

“Il faudra un jour parler d’une Ecole de Nice “
 Jacques Lepage, Les Lettres Françaises, 15 juin 1961

Claude Viallat et son désormais célèbre « haricot écrasé » !

En 1963, il invite Ben, Maciunas, Erébo et Bozzi à Coaraze pour donner un concert Fluxus. En 1964, il organise une exposition de groupe à la Galerie A avec notamment Venet qui exposait des cartons goudronnés, Gilli qui présentait ses ex-votos, Malaval, des Aliments Blancs et Verdet, des vitrifications. De là, un premier article sur l’Ecole de Nice toujours dans Les Lettres Françaises en 1965.

« LA COTE D’AZUR 1965
Ayant peu de passé culturel, sous l’influence des grands artistes qui y vivent, la Côte devient une métropole de l’art contemporain, ce que souligne le fait que l’Ecole de Nice (nous fûmes le premiers à la citer en Europe, voici quatre ou cinq ans, dans les Lettres Françaises y est née, et qu’elle est, bon gré, mal gré, entant actuellement en compétition sur le plan international avec les autres mouvements d’arts de recherche. L’Ecole de Nice, c’est-à-dire Yves Klein, Arman, Gette, Gilli, Malaval, Martial Raysse, Venet, Verdet... Cela dit, hors des musées, les arts plastiques atteignent un public toujours plus grand, nouveau, ainsi la crise parisienne est à peine ressentie ici.
Des galeries continuent à s’ouvrir et les expositions se multiplient, non seulement en période estivale, mais en hiver, les plus importantes étant le Salon de la Jeune Peinture méditerranéenne, le Festival des Arts Plastiques, la Biennale de Menton. Ces grandes manifestations préparent la voie aux expositions personnelles. Leur rôle éducateur est si sensible qu’en moins de cinq ans elles ont transformé le goût du public. La section américaine (Galerie A. Nice) par exemple, du Festival des Arts Plastiques a reçu des centaines de visiteurs venus voir des oeuvres d’Albers, Jim Dine, Segal, Lichtenstein, Oldenburg, parmi cinquante autres... »

 Jacques Lepage in les Lettres Françaises
du 19 août 1965

Préparation de l’exposition Viallat à Coaraze en 1969

Sa rencontre, ensuite, avec Viallat fut déterminante. Durant l’été 1966, du 15 juillet au 25 septembre, Jacques Lepage et Claude Viallat organisent au musée d’art moderne de Céret (Pyrénées orientales), la manifestation Impact I, avec plus de 28 exposants dont : Arman, Ben, Buraglio, Buren, Cane, Chubac, Dufo, Eppelé, Farhi, Gette, Gilli, le Groupe Fluxus Nice, Malaval, Parmentier, Rouan, Toroni, Venet et Viallat...

Trois ans plus tard, toujours avec Claude Viallat, il met en place une exposition de groupe en plein air, à Coaraze. On peut la considérer comme la véritable concrétisation ce que fut l’éphémère mouvement Supports-Surface, dont Jacques Lepage fut le théoricien.

« (…) le peintre n’est ni concepteur, ni créateur, mais un individu traversé par une époque » ?
 Claude Viallat cité par Jacques Lepage, « Claude Viallat. Un travail spécifique du champ pictural », in Opus internationnal, n°61/62, Janvier-février 1977, p.34.

Les 11 points du programme Claude Viallat, Notes publiées par Jacques Lepage.

 1. Considérer l’espace réel, s’attaquer à la vision mono centrée de l’espace renaissant. Envisager la peinture comme une topologie.
 2. Travailler tous les refoulés de la peinture traditionnelle (envers / endroit - tension / détention – mollesse / dureté – mouillure – imprégnation – format – etc.)
 3. Ne pas privilégier l’image mais la considérer comme le produit d’un travail (le travail du peintre) devenant, par abandon du logo centrisme, objet de connaissance.
 4. Ne pas privilégier un matériau précis, mais assujettir l’image au travail sur les matériaux et , par une analyse du matériau employé et du travail sur ce matériau, ouvrir le résultat au sens.
 5. Analyser la peinture comme mise en scène de l’image sur le travail du peintre, donc déconstruction des composants traditionnels de la peinture et travail sur les éléments séparés.
 6. Inscrire la peinture en tant qu’objet de connaissance donc ne pas l’assujettir à l’histoire seule de la peinture mais l’envisager dans le champ des connaissances.
 7. Ne pas privilégier l’auteur en tant qu’artiste ( mystifiant, mythifiant ) n’impliquant pas un savoir privilégié. Abandon de la signature et de la datation.
 8. Travailler le marché de l’art en ne privilégiant pas le tableau-marchandise, sujet à tous les aléas de la fragilité.
 9. Travailler la critique en le prenant au maximum en charge.
 10. Exposer n’importe où des travaux non-appréhensibles dans une seule et unique vision.
 11. Travailler la situation historique (économique, sociale, politique et idéologique ) à partir du matérialisme dialectique. »

Revue Art Press, 154
Jacques Lepage en 1988, lors d’une remise de l’ordre de la Cage à mouche par Jean Mas à Giordan de la Peppa (Coll A. Giordan)

Inlassablement, par la suite, il fut de tous les vernissages des artistes de l’Ecole de Nice, prodiguant des conseils aux uns, magnifiant les autres. De multiples préfaces dans les catalogues en témoignent.

Suite dans la prochaine chronique !

1- Jacques Lepage publia ses premiers poèmes dans les années quarante puis il collabora à de nombreuses revues dont plus particulièrement le Journal des poètes, Dire, Io, Le Thyrse, Oc, Caractère, Fénix, La Tour de feu, etc.
2- Ses critiques littéraires furent publiées dans Esprit, Le Monde, Poésie vivante, Cahiers d’action littéraire, etc.

3- Ses autres critiques d’art parurent dans Aujourd’hui. Art et architecture, Open, XXe siècle, Opus international, La Vie des arts (Montréal), etc.

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Martial Raysse 1936 -

Démarche et évolution

Né à Golfe-Juan en 1936, près de Nice. Il s’adonne d’abord à la peinture avec une certaine renommée puis il adopte rapidement le processus de l’assemblage d’objets.
L’appropriation passe par le détournement et la présentation : de petits ustensiles quotidiens se trouvent théâtralisés grâce à leur mise en scène. Pour lui les objets de consommation et les étalages de supermarché sont l’« hygiène de la vision ». Les assemblages évoluent vers les installations de volumes plus importants, hétéroclites, avec du plastique, du tissu, des photos et plus tard le néon. Il participe à la fondation du Nouveau Réalisme en 1960 ; un séjour aux Etats-Unis lui fait découvrir le Pop Art et ses installations prennent alors le goût des peintures made in USA, avec les thèmes des loisirs et de la société de consommation. La représentation de la femme devient récurrente, et il aborde le pastiche d’ Ingres avec des tubes de néon. La fin des années 60 marque sa consécration : il expose à Lausanne en 1967 puis à la galerie des Ponchettes à Nice.

A la suite des années 70, ses oeuvres opèrent un changement radical avec un retour à la peinture et au dessin. Dans un reniement avoué du Nouveau Réalisme, Martial Raysse traite l’histoire ou la mythologie dans un style d’aquarelle passéiste.

Interprétation d’une oeuvre

Soudain l’été dernier 1963 3 panneaux 100/225 Assemblage : photographie peinte à l’acrylique et objets

Description /Interprétation

Cette œuvre, constituée de trois panneaux et d’objets traite de la baigneuse, thème qui apparaît depuis 1960 et devient récurrent jusqu’en 1965. L’éventail des objets de luxe se trouve ici déployé et présenté sur une estrade : la baigneuse allongée et appuyée sur son coude, la serviette de plage et le chapeau de paille rose fuchsia sont des icônes, stéréotypes du bonheur présentés comme un panneau publicitaire grâce aux deux rectangles verticaux sur lesquels s’étale la photo ; la couleur caramel de la peau renvoie aux bienfaits des crèmes bronzantes. Cet ensemble d’éléments dénonce le matraquage de la société de consommation. Mais au-delà du sens immédiat de ce cliché certaines références à l’art s’imposent : la position semi allongée de la baigneuse évoque les odalisques d’Ingres. La tradition de ces poses alanguies se retrouve aussi chez Matisse et dans les Grands Nus Allongés de Wesselmann, avec les techniques des pop’ artistes : aplats colorés, solarisation, assemblage… Enfin, le titre, en référence à Tennessee William, accentue l’aspect désuet et nostalgique de la scène.

Morphologie
Soudain l’été dernier est avant tout un triptyque ; des découpages en contre-plaqué surajoutés, (le coude, le visage, et le ciel) créent un effet de hors champ par rapport à la scène principale. Une ligne de force oblique se détermine selon le mouvement du corps dont les courbes et contre-courbes reprennent par écho les directions essentielles.
Les plis de la serviette participent au rythme général, relayés par la position du coude et les graphismes ondulants du corsage. Les plis de la jupe, l’axe des bras et des épaules, les bords du chapeau s’opposent à la ligne de force par des obliques perpendiculaires en créant un effet cinétique. Le dynamisme est recadré par les lignes orthogonales : devant le reflet de la réalité, cet objet de désir, tout doit revenir à sa place.

Chromatisme et technique

Les couleurs acidulées font penser aux affiches publicitaires, mais l’harmonie n’est pas absente : la dominante chaude, - orange et rose - rivalise avec le rythme ternaire de la couleur complémentaire : les nuances de verts sur les jambes, le visage et les bras accentuent l’effet irréaliste de la scène en évoquant Matisse et les peintres fauves. Le blanc immaculé du fond et de l’estrade s’oppose à la prégnance des couleurs vives. Le mixage de la peinture, de la photo et des objets réels cautionne l’étalage de supermarché, manifeste de mauvais goût et de vulgarité. Ces techniques s’inscrivent dans le champ des Nouveaux Réalistes et du Pop Art, avec le report photographique (ou la sérigraphie) sur toile. Mais l’illusionnisme de la photo est balayé, le souffle de vie est apporté par les tracés gestuels et la nonchalance affectée du chapeau négligemment jeté.
Le cadrage tronqué opère un choix sélectif sur les parties du corps qui suggèrent l’érotisme et la féminité : un bras, le buste et le visage, comme dans les photos publicitaires. La frontalité et le sourire de la jeune femme nous impliquent dans cette scène, par cet appel du corps à l’échelle humaine, directement offert à nous.

Pour en savoir plus Alain Biancheri et André Giordan (2007), L’école de Nice ; Collection Giordan-Biancheri, Ovadia Editeur, Nice.

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