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L’Ecole de Nice… Chronique 5 : Ecole de Nice : Un passé culturel incomparable trop méconnu - Chronique 5 - Par André Giordan & Alain Biancheri

Résumé des précédents numéros
Il est des rituels de pensée qui ont la vie dure ! Ainsi celui par exemple de vouloir trouver une date de naissance à un mouvement artistique… Cela est déjà discutable quand il s’agit d’un individu. Que dire pour une émergence, faite de jaillissements et de cristallisations comme le furent les débuts de l’Ecole de Nice (voir Chronique 3). Par contre, vaudrait-il mieux s’interroger sur ce qui a favorisé une telle effervescence d’idées et de formes originales. Et pourquoi à Nice ? Et pas à Marseille où est né César ? Et pas à Montpellier ou à Nîmes d’où vient Viallat et où il a travaillé le plus longtemps. Nice n’est pas la seule ville du Sud qui a attiré les artistes…

Pourquoi une telle dynamique artistique à Nice dans les années soixante et suivantes ? Habituellement, ce sont les grandes capitales comme Paris ou les « capitales économiques » comme Milan, New York et aujourd’hui Shanghai qui attirent ou génèrent arts et artistes. Ces métropoles sont propices au bain culturel. Elles concentrent musées, lieu d’expositions, biennales et galeries. Là, se trouvent également les acheteurs potentiels.

Dans les années cinquante, Nice ressemble à une « ville de province » comme l’énonceraient des parisiens avec un brin de mépris. La Cité dort mélancoliquement au soleil, sans université. Elle vit de son tourisme, sans grande activité culturelle, si ce n’est quelques musées trop vieillots.

Alors, l’Ecole de Nice serait-elle une « anomalie », comme le proclame Sosno en 1998 ?

« Attention : Ecole de Nice ! Une anomalie statistique...
L’Ecole de Nice est une anomalie ; c’est d’abord une anomalie statistique : pourquoi cette région depuis 1961 produit-elle 40% de la peinture et de la sculpture européenne ? Personne ne répond exactement encore à cette question. Peut-être est-ce parce que l’Ecole de Nice est toujours vivante ? Nous en sommes en effet à la 8ème génération depuis 1961. »

 Sacha Sosno , St Romain de Bellet -1998

Vivien Isnard, Sans titre, Laque et peinture sur tissus, 1975, Centre Pompidou
(photo Séverine Giordan)

Sûrement pas… Rien n’émerge spontanément du néant ! Dans les années 60, Nice combine tous les ingrédients pour que jaillisse la nouveauté. En premier, la Cité possède un patrimoine culturel immense. Certes il est trop peu connu des niçois, encore moins des étrangers qui viennent y chercher repos, soleil et mer !

Nice a connu trois périodes culturelles particulièrement fastes

 Dans l’Histoire, Nice a connu trois périodes culturelles particulièrement fastes. Entre 1420 et 1525 œuvrèrent un premier groupe remarquable de peintres niçois. Ils se nomment Jacques Durandi, Antoine et François Bréa et bien entendu… Louis Bréa. Ces artistes formèrent ce que le milieu des Arts appelle maladroitement « les Primitifs Niçois » pour les distinguer des Primitifs flamands, ou, plus près de nous, de l’école d’Avignon ! Sans doute serait-il préférable de les considérer comme la « première Ecole de Nice ».
Ce creuset attira d’autres peintres : notamment Miralhet, originaire de Montpellier, dont la seule œuvre connue est le retable de la Vierge de la Miséricorde peint vers 1430 et propriété de l’Archiconfrérie des Pénitents Noirs, mais, aussi Canavésio, originaire du Piémont qui orna de fresques de nombreuses chapelles de l’arrière pays, comme Notre Dame des Fontaines à la Brigue.

 Une deuxième période florissante fut le XVIIème siècle, suite à la contre-réforme du Concile de Trente. Il en est résulté plusieurs églises baroques décorées avec exubérance par de géniaux peintres . Citons par exemple, Melchior Siaudo et des Baudoins, père et fils. Le père a travaillé pour le Palais communal de la Place Saint François. Il a réalisé par ailleurs deux magnifiques toiles trop peu connues : La Crucifixion visible dans l’église de Belvédère et la Descente de la croix à Saint Martin-Vésubie. Citons encore Jean Rocca pour sa Piéta de Tourette-Levens, Jacques Bottero pour celle de Roquebillière le Vieux, Gaspard Toesca, pour de multiples huiles dans l’arrière-pays, et surtout Guillaume Planeta et Jean-Baptite Passadesco. Deux de leurs tableaux valent à eux seuls le détour, du premier l’Adoration des Bergers dans l’ancienne église de la Tour sur Tinée et du second l’Apparition de la Vierge à la Cathédrale Sainte Réparate de Nice.

 La fin du XIXème siècle, c’est la « Belle époque » et une troisième époque culturelle intense. Les têtes couronnées de l’Europe viennent y passer l’hiver. L’impératice Alexandra Feodorovna, veuve du Tsar Nicolas 1er, inaugure l’histoire d’amour entre la Russie et Nice. Le Tsar Alexandre II confirme le penchant des Romanov pour cette ville. La Reine Victoria, Léopold de Belgique, les Prince de Prusse, le roi de Roumanie, du Monténégro, la reine du Portugal et autres ducs adorent également l’endroit. Autour, se presse une bourgeoisie industrielle.
La ville nouvelle avec le Quartier des musiciens, Cimiez, le Parc Impérial est parée d’admirables hôtels et de magnifiques villas décorées avec ostentation par de multiples peintres et sculpteurs. Les plus grands architectes, comme Garnier, celui de l’Opéra de Paris, y ont posé leurs signatures. Même l’ingénieur Eiffel sera sollicité pour moult consultations.
Pour occuper cette faune oisive, se multiplient spectacles et évènements. Y participent les plus grands acteurs, chanteurs et danseurs de l’époque. Nice comptait à l’entrée en guerre en 1914 une vingtaine de théâtres publics et deux opéras. Les hôtels ont leur orchestre attitré quand ce n’est pas les aristocrates ou les nantis qui ont leur propre théâtre avec troupe au complet ou leur vraie salle d’opéra, comme au Château de Valrose.

Ecrivains, compositeurs, ou autres célébrités passent par Nice. Certains abandonnent tout pour s’y installer, comme les écrivains Jean Lorrain, Gaston Leroux, Paul Déroulède, et Jules Romain, Nietzsche, Tolstoï, Maupassant et des musiciens comme Bizet, Massenet ont éprouvé une réelle fascination pour Nice.

Opéra de Nice à la Belle Epoque
(Collection José Maria)

Au fil des temps, Nice a ainsi capitalisé un immense patrimoine architectural et artistique. La vieille ville est un musée en soi avec ses églises et ses palais ; la « ville nouvelle » affiche de multiples belles demeures. .. Toute la ville baigne dans un bain culturel permanent.

Certes après la Guerre de 14-18, tout change irrémédiablement. Mais la ville continue à attirer artistes en tout genre. La douceur de vivre alimente leur imaginaire et stimule la créativité. Ainsi, au cours des temps, Van Loo, Toulouse Lautrec, Modigliani, Bonnard, Dufy, Renoir, Picasso, Chagall, Matisse passent par Nice ou s’y installent.

Dans ce cadre culturel d’une grande richesse, se greffent entre les deux guerres un certain conservatisme, cultivé par la classe politique et une certaine passivité sociale. Avec le nouveau boom économique et le baby boom de l’après-guerre un climat propice à la contestation peut se mettre en place. Il suffit de quelques lieux jouant un rôle de catalyseur et de quelques personnages -pour la majeure partie issue de la classe cultivée- pour que l’éclosion se fasse.
Sans les lieux, les rencontres et les personnages décrits lors de la Chronique 2 (http://www.artcotedazur.fr/l-ecole-...,1591.html), rien ne se serait produit. Sans doute, la tradition, le contexte, comme on l’a vu plus haut a privilégié l’éclosion.

« L’histoire n’aurait pas été la même sans les activités et les rencontres qui eurent lieu dans la région niçoise »
 Pontus Hulten, Préface, A propos de Nice, Centre Pompidou,1977

Albert Chubac, Sans titre, Bois peint, 1965, Collection MAMAC (photo Séverine Giordan)

"C’est quand j’ai décidé qu’il n’était ni nécessaire, ni même bon de "monter" obligatoirement à Paris pour se faire connaître mais qu’on pouvait et qu’on devait créer dans sa région. En ce qui concerne les autres artistes, j’ai souvent pensé qu’ils considéraient que Nice était une étape avant d’aller à Paris et New York. C’est la différence entre eux et moi, avec quelques autres dont Dolla. L’école de Nice était devenue une option politique, la défense d’un projet de décentralisation. Et les deux expositions de groupe que j’ai organisé en furent l’illustration. La première exposition des Niçois que j’ai organisée à Beaubourg pour l’inauguration en 1977 et l’exposition à Tarbes," Fach à Nizza", avaient toutes les deux des catalogues dans lesquels je soulignais l’option régionaliste de ma sélection. »
 Ben, 1970

Suite au prochain numéro !

  Pour en savoir plus
Alain Biancheri, André Giordan et Rébecca François (2007), L’école de Nice ; Collection Giordan-Biancheri, Ovadia Editeur, Nice.

Chronique 1
Chronique 2
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Chronique 4
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Chronique 13

Analyse d’une oeuvre : La Peinture en Patchwork Fragment n°7 1974 Peinture sur tissu de coton déchirée et cousue - de Marcel Alocco

La Peinture en Patchwork Fragment n°7 1974
Peinture sur tissu de coton déchirée et cousue

Démarche/évolution

Marcel Alocco peut être considéré comme un des piliers de l’Ecole de Nice par ses participations intellectuelles et artistiques, au sein des mouvements Fluxus, Support/Surface et le groupe 70. Né en 1937, il fait des études universitaires de Lettres avant de s’investir dans les Arts Plastiques et dans l’écriture. Depuis 1962 sa participation à Fluxus se poursuit jusqu’en 1966. Puis l’aventure picturale va prendre forme avec la création du groupe INterVENTION. Mais c’est la participation au groupe Support/Surface, et dès 1969 au Groupe 70, regroupant d’anciens étudiants des Arts décoratifs de Nice, qui va lui permettre de mener de front la réflexion théorique et la pratique artistique. De 1973 à 1980 les Peintures Patchworks présentent un ensemble d’images figuratives peintes sur tissus dans un travail de construction et de déconstruction. Le dé-tissage et le tissage lui font aborder d’autres matériaux, toujours liés à la même démarche, tels que les fragments de cheveux féminins de1995 à 1999.

Description Interprétation

Cet assemblage composé de fragments de tissus déchirés et cousus ensemble fait partie des Peintures Patchworks réalisées entre 1973 et 1980. Certaines figures s’imposent, ainsi que les chiffres et les calligraphies. Mais l’identification n’est pas immédiate, et la réflexion peut conduire à des références précises. Les figures viennent d’origines diverses : l’histoire de l’art (les silhouettes des nus de Matisse, et les corps des aurochs ou autres animaux), les logotypes (l’icône de la Poste), les chiffres, lettres et idéogrammes orientaux. Ces images tronquées ne laissent voir qu’une partie de leur globalité, mais l’œil peut reconstituer les manques grâce à une culture de l’image ou du signe. On peut imaginer ici l’effacement, la rupture de certains motifs disparus de notre mémoire, ou l’estompage et l’usure de ces icônes prêts à disparaître de notre inconscient collectif. Marcel Alocco veut démontrer jusqu’à quelle limite la perte d’information peut maintenir la reconnaissance de l’image. Quant au travail des tissus, le découpage, les déchirures et les coutures se référent aux vêtements constitués d’étoffes, de patchworks, ou des parements décoratifs, suggérés par les couleurs bigarrées issues de coutumes locales. Mais le tissu se réfère plutôt au support du tableau, aux constituants de la toile que Marcel Alocco met en évidence par la reconstruction de ses fragments préalablement déconstruits : démarche essentielle des mouvements Support/Surface et Groupe 70.

Morphologie

Cette Peinture en Patchwork présente une structure assez cohérente, malgré la volonté d’une construction aléatoire. La répartition des carrés et rectangles joue sur un équilibre de bandes horizontales et verticales, qui stabilisent l’ensemble par un effet d’orthogonalité. Les figures géométriques se décalent légèrement pour assouplir le trop plein de rigueur ainsi que certains cotés incurvés, soulignés par les coutures, et les arrondis des images. Celles ci animent les surfaces, et leurs ruptures amènent un jeu de fragmentations de formes comme le pratiquaient les cubistes. Les contours extérieurs jouent le même rôle, favorisés par l’absence de châssis qui laisse flotter l’assemblage, et participent aux décalages de plans.
La reconstitution des éléments métonymiques favorise le papillotement des zones de repos et facilite la lecture d’ensemble

Chromatisme

La répartition colorée fait écho aux lignes directrices et évite la répétition consécutive de couleurs identiques. L’éventail se veut large, mais, loin de composer un échantillonnage arbitraire il laisse dominer les couleurs chaudes, et surtout le vermillon. Ses formats rectangulaires étirés organisent la répartition des autres teintes ; les dégradés, dus à l’imprégnation irrégulière de la couleur modulent les surfaces en créant des alternances clair/foncé et un jeu subtil d’illumination. La véritable lumière est issue des images elles-mêmes, très claires en raison de l’absence de pigments colorés, et permet une lecture narrative de leur représentation. Les images se lisent comme des illustrations ou des bandes dessinées. Le choix s’y prête, puisque les silhouettes ou les idéogrammes n’ont aucune épaisseur et se reconnaissent par leur aspect graphique. Cette planéité s’accentuée par les dégradés ou les variations chromatiques des fonds colorés. La dualité image/support finit par se fondre en une véritable osmose, en raison des rappels de blanc des figures et des effets de fragmentations qui relient fonds et formes. Le Patchwork garde ainsi un aspect pictural, tant par la relation très organisée des figures et des fonds que par le chromatisme au service de la composition.

Artiste(s)