Disons-le tout net, sans Fluxus et sans Ben (Ben Vautier), l’Ecole de Nice n’existerait tout simplement pas, et nombre d’artistes aujourd’hui reconnus seraient restés dans les limbes de l’oubli !.. Un lieu a joué un rôle capital dans cette saga, c’était une toute petite boutique de disques, située au 32 rue Tondutti de l’Escarène. Son propriétaire : un certain Ben. Il fréquente un Club de poètes, place Masséna.
Son charisme et sa gouaille attirent différents jeunes dénommés « artistes » dont Malaval avec qui il avait fondé une boite de nuit au préalable, quelques autres qui commencent à être bien connus : Arman, Raysse et une foule d’inconnus alors qui se nomment Alocco, Mas, Venet, Fahri,....
Le contexte
En deux ans, ce « magasin » devient un lieu très prisé de rencontres et de débats. Il est vrai qu’il fait « désordre » dans cette rue commerçante bien rangée du centre de Nice. Cette boutique casse la culture ambiante ! Alors que l’époque est au démarrage de la consommation, son décor est dédié au recyclage, alors habituel pour ceux qui avaient connu la guerre, mais inconnu en tant que concept.
La jeunesse aisée –mais pas seulement- la fréquente. Ben trône toujours sur le trottoir, une caisse bien fixée à sa taille. Il surveille avec vigilance son étalage de disques et fouille ses clients à la sortie...
Ce lieu est à « deux pas » de l’École Nationale des Arts décoratifs de Nice, installée depuis 1881 au 6 de la même rue. Progressivement, les étudiants créateurs prennent l’habitude de passer discuter avec Ben. Difficile de le contourner, Ben les interpelle dans la rue.
Le centre Pompidou de Metz présente les chefs d’œuvres du XXème siècle, et en particulier la reconstitution de la « boutique de Ben ; très bonne initiative de présenter ce commerce dans le cadre des "Chefs d’œuvres"... mais Ben est catalogué uniquement comme artiste "Fluxus" sans allusion à Nice ; et, face aux artistes tels que César, Arman ou Martial Raysse (Nouveau Réalisme), Viallat (Supports/Surfaces) et autres artistes qui symbolisent les chefs d’oeuvres , aucune mention n’est faite sur leur appartenance à l’École de Nice".
A la fermeture, tous se retrouvent pour prendre un pot à un bar, l’Eden, tout proche. Des discussions, une troupe va émerger, elle s’intitule Théâtre Total. Ses fondateurs Ben, toujours lui, les deux Roberts (Robert Bozzi et Robert Erébo), Pontany, Dany Gobert et « Annie ». Et de 1963 à 1965, des pièces de rue seront joués sur la Promenade des Anglais. Ce sont soit des compositions de Brecht, Robert Watis et George Maciunas, soit des créations locales.
Il faut dire qu’en 1963, Ben vient de rencontrer Maciunas à Londres. George Maciunas commence à être connu pour avoir rédigé un Manifeste, dénommé Fluxus .
Dans sa galerie new-yorkaise, créée en 1961, il organise des concerts de musique contemporaine et des expositions. Son projet, suite à manifestation "Festum Fluxorum Fluxus" à Düsseldorf, en février 1963 rencontre aussitôt l’adhésion de dizaines d’artistes de tous les continents.
Influencé par Dada, Duchamp, John Cage et la philosophie Zen, la volonté affichée est de « saper » les catégories de l’art –et pour commencer de supprimer toute notion « d’œuvre d’art »- et de rejeter toutes les institutions. La forme il est vrai est tout autant attractive que le contenu : elle se veut festive, pratique, joyeuse et iconoclaste. Elle rejoint l’espace de liberté recherché par toute une jeunesse .
« Sans John Cage, Marcel Duchamp et Dada, Fluxus n’existerait pas.
Surtout sans Cage de qui j’aime à dire qu’il a opéré deux lavages de cerveau. Le premier, au niveau de la musique contemporaine avec la notion d’indétermination, I’autre au travers de son enseignement avec l’esprit Zen et cette volonté de dépersonnalisation de l’art.
Fluxus va donc exister et créer à partir de la connaissance de cette situation post-Duchamp (Le ready-made) et post-Cage (la dépersonnalisation de l’artiste).
Cette connaissance crée un point de non retour car en acceptant d’avance toutes les formes, elle les périme du même coup.
Fluxus ne sera donc pas concerné par l’œuvre d’art formelle, esthétisée et hédonisée.
Son "donner à voir" consistera en un premier temps à épuiser toutes les possibilités/limites du "tout est art" et en un second temps à dépasser ce "tout est art" par une attitude Non-art, Anti-art. Ainsi Fluxus va s’intéresser au contenu de l’art pour le combattre et, au niveau de l’artiste, créer une nouvelle subjectivité. Tout cela est difficile, presque impossible, car la dépersonnalisation est une nouvelle forme de personnalité et le non-art un nouvel art. Pourtant l’intention y est et l’honnêteté de l’intention est l’un des éléments essentiels de Fluxus. Même si le problème est impossible, le poser est important. »
– Ben Vautier
http://www.ben-vautier.com/fluxus/f...
Epris par cette approche, Ben organise en juillet durant toute une semaine un Festival Mondial Fluxus et Art Total à Nice. Une série de manifestations décapantes en résulte qui met la ville en émoi ! Maciunas dirige un concert Fluxus à l’hôtel Scribe. Tout devient événement ; à la terrasse du Provence, une brasserie « branchée », Georges Maciunas mange un aliment mystère... Ben traverse le port de Nice à la nage. Il signe Nice comme œuvre d’art ouverte, avec vente de terre sur le Mont-Boron.
Sur invitation de Jacques Lepage, le critique d’art, un autre concert a lieu à Coaraze, le village des cadrans solaires qui a pour maire un jeune poète : Paul Mari ! La mayonnaise prend : happenings, théâtres de rue, concerts, expositions, manifestations vont s’enchaîner jusqu’à la fin de l’année 70 et les rencontres se multiplier.
Nice devient un centre d’attraction pour tout jeune artiste. Un autre lieu se met en place La Cedille qui Sourit, tout près, à Villefranche, en 1966. Il est animé par Robert Filliou et George Brecht, alors inconnus. Cette non-boutique conçue comme un centre international de création permanente ouvre à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit ! Tous les trois mois a lieu une séance spéciale : « Comment payer le loyer ? »
La troupe Théâtre Total multiplie les pièces dites « d’avant-garde » au théâtre de l’Artistique, boulevard Dubouchage. Autre moment important : 1969, Ben organise le Festival Non-Art, Anti-Art, la Vérité est Art. Les « gestes » sont multiples et divers : Serge lll fait de l’auto-stop avec un piano. Ben, qui déteste le boudin dans le cadre de "Faire un effort" en mange deux. Francis Mérino brûle une lithographie de Farhi. Mark Brusse enterre un faux tas d’Erik Dietman à Tourettes sur Loup. Marcel Alocco expose des dessins d’enfants. Daniel Biga prend la responsabilité de tous ceux qui, du 1er au 15 juin, auraient volé pour manger. Dany Gobert fait fondre du sel dans l’eau. Flexner dépose un poisson rouge dans le bénitier de l’Eglise Notre-Dame. Et Jean-Marie Le Clézio, le futur prix Nobel, dédicace les livres des autres.
Les apports de Fluxus-Nice
Les artistes regroupés autour de Fluxus-Nice (voir la liste ci-dessous) mélangent humour, poésie iconoclaste, gag, musique/non-musique, détails de la vie, dans la perspective d’épuiser toutes les possibilités du… « Tout est art ». Un non-art –du moins au sens traditionnel- fait mi-d’appropriation, mi-performance est promu pour illustrer et démultiplier ce que Robert Maciunas avait présenté dans le manifeste Fluxus :
« Purger le monde de la vie bourgeoise. Promouvoir la réalité du NON ART pour qu’elle soit saisie par tout le monde… Dissoudre les structures des révolutions culturelle, sociale et politique en un front commun ayant des actions communes ».
– Robert Maciunas, Manifeste, 1963
Tout devient possible ; tout le monde « peut faire de l’art ». Et surtout, plus besoin de lieux de consécration. Les territoires sont dépassés :peinture, sculpture, musique danse font un tout. On réinvente la poésie, on se met en scène dans des gestes quotidiens, on se livre à des théâtre/actions (ou non-action) et des happenings anti-musique, avec clouage de pianos, destruction d’instruments de musique, brûlages de partitions, etc.. On pousse la provocation à ses limites acceptables, on interpelle le public, voire même on l’insulte sur ses comportements « bourgeois » !
« J’ai eu envie de trouver un moyen de travailler à la fois sur la forme et sur la langue. Montrer comment la forme pouvait prendre sens du seul fait de se matérialiser. D’abord travail commenté sur les objets, le « Tiroir aux vieilleries », puis des associations libres de formes et de mots, « l’Idéogrammaire ». M’étant passionné auparavant pour Dada et le Surréalisme, mais dans une approche théorique, universitaire, j’avais l’idée d’une démarche artistique plus large que la « discipline picturale ». J’étais prêt pour Fluxus, en somme.... »
– Marcel Alocco, entretien avec E. Valdman, Edouard Valdman,
Le Roman de l’Ecole de Nice, Ed. La différence, 1991
« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art »
– Robert Filliou.
« Pour continuer à produire des peintures en 1971, il faut vraiment être débile » titre d’une « peinture » de Robert Erebo
« La phrase "Chacun est artiste" signifie simplement que l’homme est un être imaginatif et qu’il peut produire en tant que créateur et de bien des manières. En principe, il m’est égal que la production vienne d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un physicien
C’est là que la phrase "chacun est artiste" devient intéressante : à mon avis, les gens peuvent comprendre à partir de ces objets que chacun est artiste puisque beaucoup d’entre eux vont dire : pourquoi je ne ferais pas un jour moi aussi quelque chose, des choses pareilles. »
– Extrait d’une réponse de Joseph Beuys à Jorg Schelimann et Bernd Kluser.
La volonté est sincère : l’artiste veut en finir avec les tabous, les faux semblants, le « caca » d’une société figée dans ses valeurs et ses comportements. A travers cette débauche d’évènements, de gestes, de performances, le non-art Fluxus-Nice désire ardemment un éclatement des structures morales pour un renouveau de l’homme. Mai 1968 a-t-il déjà commencé à Nice ?..
LES APPORTS
Premier apport
En musique et en théâtre, Fluxus apporte dès 1963 la participation du public à l’action. Non pas une fausse participation, c’est-à-dire la comédie qui continue au milieu du public mais un véritable désir du transfert des responsabilités.
Par exemple, Benjamin Patterson demande à chaque spectateur, discrètement et personnellement : " avez-vous confiance en moi ? " Si le spectateur répond oui, il le place à sa droite. Si le spectateur répond non, il le place à sa gauche.
Deuxième apport
L’Event. Lorsque George Brecht arrive et pose des fleurs sur le piano en tant que proposition musicale, c’est focaliser une réalité simple. C’est, dans l’histoire de l’art, le geste limite de "la vie est art". Mais c’est aussi et surtout, en égalisant l’importance des choses, placer l’artiste futur devant une situation de non retour de non art.
Troisième apport
D’après George Maciunas, un concert Fluxus doit être de la musique contemporaine divertissante. Il trouve que beaucoup trop de musique contemporaine est ennuyeuse, trop dépendante pour le public de la nécessité de références historiques culturelles.
Le divertissement dans Fluxus réagit donc contre la culture. Redonne à l’art sa fonction primaire (divertir) et relègue la connaissance de l’histoire de l’art au second plan.
Quatrième apport
L’art par la correspondance, le Mail Art. A partir de 1963, à la fois Ray Johnson et George Brecht se serviront de la poste pour transmettre leurs idées, leur vécu, par des petits détails de la vie, subtilités, anecdotes, etc.
Le Mail Art est non-art non seulement par le contenu des éléments expédiés mais aussi par le refus qu’il implique de jouer l’artiste de carrière, ceci en évitant de passer par le circuit des galeries d’art, etc.
1 « fluxus » signifie en latin « écoulement, courant » ; il donnera « flux.
2 Durant quinze ans, malgré les scissions et les exclusions, Fluxus restera fidèle à son utopie. Par un humour dévastateur et provocant, faire littéralement exploser les contraintes des pratiques artistiques et introduire un lien direct et immédiat entre l’art et la vie.
3 Y sont nées des idées de films et de poèmes visuels, d’acheminement de poèmes en petite vitesse et de Telefon-poems (avec Dick Higgins).
(suite à la prochaine chronique)
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