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CHAPITRE 3 (part IV) : Chronique d’un galeriste

Suite de la chronique proposée par Alexandre De La Salle, autour du travail de François Ozenda...

Frédéric Altmann – Comme tu sais, j’ai la passion des archives, mais toi, ta galerie les a naturellement accumulées, et surtout celles que tu as produites ?

Jean-François Ozenda dans le « Paradoxe d’Alexandre »
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Alexandre de la Salle – Oui, j’en ai une grande quantité, c’est aussi cela qui me donne envie de transmettre un peu de « mémoire »… D’autant plus qu’un petit supplément vient des brocantes, par exemple lorsque je trouve cette petite plaquette noire, au fil blanc vertical, qui retrace l’exposition « Peinture-lumière », de juin à septembre 1963, à Vallauris, organisée par André Verdet, et que j’y trouve des tableaux de ma collection, de Tatin et Wols, ainsi qu’un encart de publicité pour ma galerie. C’est amusant. Je n’avais plus ce catalogue, et je le retrouve, comme une bouteille à la mer, chez un bouquiniste. Tout chemin n’est fait que de détours. Et évidemment je n’avais pas le moindre souvenir du poème de Verdet « Pour mes Amis les peintres », qui sert d’introduction. En voici des extraits :
Comme le chaos qui refait sa palette
Comme la palette qui refait ses couleurs
Comme l’araignée dans son graphisme
Comme le blaireau dans son blaireau
La martre dans son pinceau
Le plomb dans sa mine
La couleur dans son tube
Comme la toile blanche dans son innocence
Le papier blanc dans sa lumière
Ainsi le peintre dans sa magie
Ainsi le peintre dans sa danse
Ainsi la mort niée au terme du scandale
(André Verdet)

Donc si je feuillette, l’expo était placée sous le patronage de Picasso, de Mme Veuve Nadia Léger, de Jean Cocteau, de Georges Bauquier, conservateur du Musée Fernand-Léger, de Jean Clergue, conservateur du Musée de Cagnes-sur-Mer, de Dor de la Souchère, conservateur du Musée Grimaldi, de Masereel, grand graveur, d’Ozenfant, et d’André Verdet, bien sûr : quelle brochette ! Il y avait un « Portrait de Jacqueline », une « Colombe du Désarmement », de Picasso ainsi qu’une « Nature morte à la pastèque », et, de Léger « La maison jaune et l’arbre vert », de 1952, et la « Danseuse au chien ». Il y avait un « Bouquet », de Braque, deux Wols de la « Collection Galerie de la Salle », dont une « Ville », et un Tatin « La Toussaint ». C’est troublant de voir comment l’Histoire s’écrit aussi à coups de documents qui pourraient aussi bien partir à la poubelle : les fameuses Poubelles de l’Histoire. Il y avait bien sûr un Verdet « Malbor » (encre et pastel), une espèce de corps, ou de tornade, en face d’une pub pour « La mère Besson », avec une photo de celle-ci serrant la louche, si j’ose dire, de Visconti en train de fêter « Le Guépard » dans ce restaurant ! L’encart de la galerie de la Salle, place Godeau, précisait qu’elle exposait Modigliani, Picasso, Soutine, Gromaire, Bissière, Villon, Wols, Kikoïne, Krémègne, Carzou, Clavé, Dufresne, Waroquier, Utrillo, Zadkine, Derain, Benoist, Sourdillon, Pascin, Cross, Dali…

Lithographie d’Ozenda dans le catalogue « Peinture-Lumière »
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Sculpture d’Ozenda
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Gouache d’Ozenda (1967)
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Frédéric Altmann – C’était très éclectique.

Alexandre de la Salle – Oui, je te l’ai dit, c’étaient les survivants de la collection de mon père, avec lesquels j’ai financé la présentation d’inconnus qui ne valaient rien du point de vue monétaire, mais dont je pensais qu’ils avaient beaucoup de talent. D’où mon engagement à leur égard… Ben, à la fin des années 60, s’obtenait pour une somme dérisoire, j’aurais dû en acheter beaucoup, mais je n’ai jamais calculé comme ça, ce qui a fait dire à Sacha (Sosno) que j’étais un « marchand paradoxal » : qui n’aimait pas l’argent. D’où le titre et de l’exposition, et du catalogue…

Frédéric Altmann – Oui, c’était très drôle… mais cette plaquette que tu me montres est une petite merveille, car elle mentionne aussi Magnelli, Cini, Clavé, Coignard, Damiano, Dauphin, Faniest (qui nous a pris de cours en disparaissant, depuis toujours je voulais lui faire une grande exposition) … et puis Franta, Gastaud (que nous avons exposé au Ciac), Gaudet (expo au Ciac), Marzé, Henri Nouveau, Poliakoff, Roualdès, Abidine, entre autres… là aussi quelle brochette !

Alexandre de la Salle – Oui… C’est réjouissant de voir que ceux qui n’étaient pas encore connus allaient le devenir, certains deviendraient même opulents ! C’était comme une époque de transmission - vedettes cohabitant avec des inconnus – un passage de flambeau ! Mais il y en avait aussi qui ne s’enrichiraient jamais : comme Ozenda…

Frédéric Altmann – S’il m’est permis de me citer, dans « Photographies d’une vie », j’ai écrit qu’à Jean-François Ozenda, ce personnage singulier, cet errant de l’art, je dois ma découverte des « Singuliers de l’art ». C’est lui qui m’a initié aux courants les plus marginaux. Je l’ai rencontré à Vence en 1963, j’étais alors comédien, et, avec la troupe des « Comédiens Associés » de Robert Lerick, nous jouions Britannicus au cinéma de Vence, qui avait une scène de théâtre. Avec la troupe, nous nous sommes promenés, et avons vu, à la terrasse de la Régence, un homme, qui peignait sur le bord d’une table, en utilisant des allumettes en guise de pinceaux, par manque de moyens probablement, car il n’avait pas l’air riche. Il avait un carton à dessins, j’ai demandé à voir, j’ai été emballé, et je suis revenu faire mon premier achat d’œuvres, pour la modique somme de 5.000 frs de l’époque, mais c’était tout mon cachet de comédien. Cela fait cinquante ans, mais je conserve précieusement dans ma collection ces reliques d’un temps révolu. C’est un artiste qui m’a marqué, par sa manière de vivre et sa course aux chimères. Je lui ai promis que, si un jour je m’occupais d’art, je penserais à lui en premier. Et c’est ce que j’ai fait. Quand j’ai ouvert, à Flayosc, la galerie Art’O (en hommage à Antonin Artaud), le 21 août 1971, les édiles et la presse étaient au rendez-vous, mais les rares visiteurs furent interloqués devant les œuvres d’Ozenda, c’était vraiment de l’art brut ! Ensuite je l’ai exposé dans ma galerie de Carros, puis à l’Art Marginal. Evidemment j’ai été ravi de le voir chez toi, place Godeau.

Page de garde de « L’étrange exorcisme… »
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Alexandre de la Salle – Moi je l’ai aussi rencontré à la terrasse de la Régence, dès l’ouverture de ma galerie. Il se nourrissait de cafés et de croissants, avec l’argent que lui donnaient les acheteurs de passage, et quelques habitués, dont j’étais. Il dormait chez les uns, chez les autres, chez les Chave, je crois. On pouvait le trouver aussi chez « Gigi du Grand Cirque » à Saint-Jeannet, chez les Touyon. Il y rencontrait de nouvelles Muses… Les femmes, il les appelait ses Muses. Quelquefois il lui arrivait de drôles d’histoires… Dans le « Paradoxe », j’ai écrit qu’il était « princier dans sa misère » et qu’il « trônait à la Régence, infatigable buveur de café, et qui, du soir au matin, enfantait ses mondes imaginaires et scintillants ». Et qu’il était difficile de l’oublier. Oui, à chaque fois que l’une des Muses entrait à la Régence, il les saluait bruyamment. Mais le souvenir le plus fameux, c’est quand il a proposé de projeter un film dans ma galerie. Robert Malaval m’y avait chaleureusement encouragé, et j’ai dit oui, bien sûr. Le film s’appelait « L’accident », il n’y avait plus qu’à le tourner. Pendant des semaines, d’une voiture, Ozenda filme : un homme qui marche, ses tours, ses détours, et, à la fin… l’Accident ! Nous avions vidé la galerie, la salle était prête, avec ses murs blancs pour la projection, et quelques chaises ! Alors commence une étrange séance : première bobine, l’écran est complètement noir, le film est sous-exposé. Mais Ozenda raconte, raconte… ce que nous devrions voir, ce qui est censé se dérouler sur l’écran ! Deuxième bobine, l’écran est tout blanc, le film cette fois est surexposé, quelques ombres s’agitent, et toujours François qui raconte ce qui devrait y être et n’y est absolument pas ! Très à l’aise dans sa mission surréaliste ! Nous sommes une vingtaine, et à la fin, nous applaudissons un Ozenda très heureux de sa performance. Malaval est ravi, il l’embrasse, le remercie, la séance est terminée : vive Ozenda !

Alexandre de la Salle – Pour finir avec Ozenda, dont il faudrait lire et regarder toute l’œuvre, aujourd’hui, tant elle est intense, j’ai aussi là un livre, sur papier brut, imprimé par la galerie Chave, qui relate une rencontre poétique à Vence, le 23 mars 1968. C’est la « Troisième Soirée de Provence », retranscrite. Cela s’appelle « Neuf poètes, Poèmes neufs ». Il y a des œuvres de Georges Ribemont-Dessaignes, Hélène Ranger, Jean-François Ozenda, Jacques Bens, Michel-Edmond Bertrand, Norge (écrit à la main), Pierre Goujon, Claude Belleudy (artiste que j’exposais), Robert Rovini, avec cinq lithos originales de Ritchie, Ribemont-Dessaignes, Hélène Ranger, Ozenda (superbe), Belleudy….
Voici le poème d’Ozenda, « L’entracte », dédié à Mademoiselle Giselle :
Je suis timide comme une carotte
Votre cœur mange en rêve la carotte
Votre cœur est un lapin philosophe
Je laisse ma plume fumer
La cigarette dans l’encre des chouettes
C’est l’entracte des arts
Vos cheveux en soleil
Sont dans le tam-tam
Des printemps

Jean-François Ozenda dans l’atelier de Salernes (1975), par Frédéric Altmann.
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L’étrange exorcisme de François Ozenda

« L’étrange exorcisme de François Ozenda », publié par Francis Nicou (Claviers, Var) en collaboration avec J.P. Miglioli, est aussi très impressionnant, y sont reproduites les pages écrites à la main ornées de dessins. Sur la page La page n° 0 : Janvier 1976. Salernes. (Var). Je transcris tel quel : titre/Le sommeil de Qui suis-je/enfant oiseaux/Prose Poésie de l’ame/des temples éternel/ESSAI/A la mémoire de george Ribemont Dessaignes/grand Poête artiste peintre/A la mémoire de Alphonse Chave/Protecteur des arts…
Suivent les soixante-treize pages numérotées. Mais, à la fin, des pièces de « Qui suis-je » transcrites par J.C. Caire, produisent un effet de révélation : c’est comme si naissait la poésie de quelqu’un d’autre, une poésie méconnue, non plus celle du François Ozenda « englué dans le labyrinthe de la connaissance dont la fée lui a faussé toutes les serrures » (JC Caire), mais un Ozenda en quelque sorte initié, sachant depuis toujours… Ainsi les dernières lignes de ce texte admirable : Je voyais sur chaque homme et chaque femme quelque chose d’indescriptible, une ultra-vision : des visages en perles de lumière qui éclairaient les cieux (…) Car mon Verbe éternel vivait dans mes naissances et l’envers de mes silences était ultra-sensible.

A suivre...

 Retrouvez la première partie de cette chronique ICI

 Retrouvez la deuxième partie de cette chronique ICI

 Retrouvez la troisième partie de cette chronique ICI

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