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CHAPITRE 2 (part II) : Chronique d’un galeriste

Suite de cette chronique proposée par Alexandre de La Salle, que vous pourrez suivre toute la semaine, jusqu’à mardi prochain...

Frédéric Altmann – Dans ton texte du Paradoxe d’Alexandre, tu dis que Michel Néron « peint la peinture » ?

Alexandre de la Salle – Oui, parce que je l’ai entendu cent fois évoquer cette problématique, et qu’il s’en explique dans l’interview filmée d’une heure que nous avons faite pendant l’exposition « Carré Courbe ». Heureusement que nous l’avons fait parler, qu’il y a cette trace, et j’espère pouvoir obtenir de Marcelle, son épouse, qu’elle nous laisse lire, et éditer pourquoi pas, le peu qu’il a laissé. Mais de petits miracles existent, et en fouillant dans les dessins de Michel, j’ai trouvé ce couple devant une tasse de café, et elle avec sa cigarette, et au dos de ce dessin, Michel a écrit : « Je ne cherche pas spécialement à déformer pour intégrer le sujet dans un système de formes préétabli.

Le dessin à la « lumière enveloppante
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Ce que je refuse c’est l’effet figuratif. Ce que je cherche c’est à réduire le sujet à des formes définies mais dont j’ignore (en principe) les articulations. Ce qui est « intéressant » justement c’est de voir si le sujet va se fermer dans une, deux, trois, x formes, dont le système d’articulation reste inattendu par le procédé de la lumière enveloppante ». Incroyable de trouver une annotation qui résume si bien sa recherche.
C’est vrai qu’en 1999, à la lumière de son insistance dans cette recherche, j’avais moi-même fait le point, en disant : « Il est peut-être le seul à avoir, non seulement parcouru les longs siècles de l’Histoire de l’art, à en avoir mis à nu les points d’articulation essentiels (ignorés), et à avoir pu articuler un discours situé au point de rencontre d’une pratique – picturale – d’une connaissance - l’Histoire de l’Art - et d’un savoir philosophique et linguistique. Peintre, il tente de retrouver les secrets de la peinture figurative occidentale.

C’est dire qu’il peint la peinture, avec le talent, la précision, de celui qui veut établir un plan de voyage, une carte des grands fonds, un bréviaire des pratiques, et surtout de celui qui veut faire comprendre le fonctionnement d’une gigantesque et séculaire tentative d’appréhension du visible/invisible. Il est celui qui veut comprendre ce qu’EST la peinture figurative, comprendre comment et pourquoi un peintre authentique peint quelque chose qui va devenir de la peinture. Et quant à ses hommes en chapeaux, ils ne sont pas ceux de Magritte, mais ceux du marcheur infatigable qui sans fin génère sa propre route, guidée par ce regard sans yeux, qui ne perçoit que ce que l’horizon dissimule. Regard par-delà les êtres insignifiants que nous sommes, pour retrouver, par-delà justement, notre Etre véritable. Regard tourné vers le dedans - je me vois - où projeté aux confins - je te vois, je nous vois. Ou quand l’esthétique et l’éthique se rejoignent. Infiniment. Mais… et ces mouettes porteuses du ciel, et ces Cènes, où se marient l’Etre, le Temps, et ces objets à l’éloquence muette ! Une gravité qui, seule, permet d’aller au-delà d’un certain mystère, et d’en dire la grandeur ». (AdlS)

petite huile de Michel Néron
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Frédéric Altmann – Avida Ripolin a beaucoup écrit sur la peinture ?

Alexandre de la Salle – Enormément. C’est François Decq qui l’a appelée ainsi. Parce qu’elle peignait aussi. Au Ripolin. Des choses très lumineuses. En mars 2000, voilà ce qu’elle a écrit sur Michel Néron : « A force de creuser ce qu’est la peinture figurative en elle-même, Michel Néron atteint des zones d’énigme où l’être refuse d’être soumis, capté par le paraître. Le faire, alors, n’est qu’un questionnement, mais aussi, au sens grec, un artisanat créateur de mondes, faire comme ******, poésie, ne sont pas des fioritures, il s’agit de pousser à bout, d’excéder, la représentation, qui, renvoyant à elle-même de manière ironique, nous laisse en panne. C’est cette panne, très violente, qui nargue au-delà du silence des êtres et des aîtres de la peinture de Michel Néron. Ses habitations bretonnes ou toscanes ne sont pas des heim, rien de replié dans un ventre maternel, on est ici délogé pour toujours, en exil à jamais. Mouettes ou hommes et femmes, ou instruments de musiques, est-ce à dire que c’est la même chose ? Lachose, dirait Lacan, un chaos d’atomes venus se coller le temps d’un regard et d’une question sous le pinceau d’un homme-scrutateur ».
Comme elle avait pu le faire également pour annoncer dans la Presse l’exposition « Carré Courbe » : « Si les Terriens venaient d’autres planètes, eux, Ghérasim Luca, Micheline Catty, Michel Néron, Marcelle Tanneau proviendraient sûrement du même coin de l’Univers. Leur rencontre n’est pas un hasard, elle paraît réunion nécessaire, retrouvaille, elle semble ressortir de ces événements musicaux, de ces contraintes physico-biologiques que l’on appelle le hasard objectif. Ghérasim Luca, Micheline Catty, Michel Néron, Marcelle Tanneau peuvent sans aucun dommage être rassemblés, associés en un lieu, comme le sont les quatre angles d’un carré, nulle cacophonie ne s’ensuivra, car ils appartiennent à la même espèce de voyageurs, de chercheurs d’or, de chirurgiens du réel. C’est bien vrai qu’ils opèrent sur le vivant, qu’ils n’hésitent pas à s’attaquer aux couches profondes, qu’ils osent vivre dans cette surréalité qui est la seule réalité, l’autre n’étant que lettre morte, litter-ature, comme fourcha un jour la langue de Lewis Carroll, litter signifiant ordure... L’autre n’étant que faux-semblant, illusion... Eux quatre déchirent en permanence le rideau de fond de la scène, éclairent les coulisses, chacun souverain en son propre coin, aux quatre coins d’un carré de feu où l’esprit se déshabille, chacun sur le parcours de l’autre dans une circulation du vide, d’un vide qui n’est pas néant mais espace dégagé où tout objet peut respirer et se lire, chacun sur le parcours commun, à la vraie vitesse courbe du voyage :

« Carré Courbe » à la galerie de la Salle en 1989
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GHÉRASIM LUCA, poète, Cubomane, le plus grand poète vivant de langue française d’après Gilles Deleuze, manipulateur de mots, d’images, mage et laborantin, créateur de foyers de combustion qui ne s’éteindront pas
MICHELINE CATTY, familière des dimensions invisibles et peu fréquentées, harpiste de la couleur, claveciniste de la forme, peintre du non-peint comme on dit le non-dit
MICHEL NÉRON, peintre, lui, de la peinture elle-même, peintre de l’impossible, père de personnages qui ne se font guère d’illusion sur la Présence, qui réussissent à être là où ils sont et à ne pas être là où ils ne sont pas, ces Arlequins ontologiques
MARCELLE TANNEAU, la Dame de la Côte, la Dame des Rochers, des grands Karregenn, et des grèves, et des dunes, et des mousses, et de tout ce qui y est inscrit sous le vent, de tout ce qu’elle seule y voit, de tous les visages qui les habitent, de toutes ces hydres à mille têtes qui forment... mais le mystère est trop grand, seule sa rutilance nous est accessible, il a l’éclat sourd d’un bijou trouvé près d’une épave et qui revit sous le faisceau d’une torche... »

Frédéric Altmann – C’était quoi, son travail, pour toi ?

Alexandre de la Salle – Un travail est pris dans son rapport à une poésie première, celle de la Bretagne, dont elle parle si bien : « Finistère, fin de la Terre, extrême Occidental, des rêveries de l’enfance, du frémissement de l’adolescence, de la perception de l’émouvant mystère des calvaire rongés de l’or des lichens, ils me sont apparus... Ils ont habité mes rêves dans les tempêtes d’équinoxes, habitants de Brocéliande ou des rochers de la pointe de Pen March. A la lisière des bois et de la mer, frôlant les vagues et les sirènes, ils me sont devenus familiers ; comme le vent, ils viennent de loin et se retrouvent en moi, douces ou barbares idoles aux yeux d’or » (MT)

Gouache de Marcelle Tanneau
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Et Michel qui parle si bien du travail de Marcelle, qu’il admirait tant ! C’est en avril 1977 qu’il a écrit ce texte pour elle, manière encore de parler de la Peinture, qu’il aimait tant : « La peinture abstraite se veut au-delà de la représentation du monde extérieur. Tanneau est en-deçà, non pas de propos délibéré, mais parce qu’elle procède, aussi loin que l’on puisse remonter dans ses origines, d’une culture qui n’entretient pas les mêmes rapports avec la nature. Il faut passer quelque temps en Bretagne, dans son pays, à l’extrême pointe du Finistère, et alors, dans ces landes sans arbres, face à une mer profonde, mouvante dans le vent et le scintillement de ciels infiniment changeants, l’esprit des formes nous quitte. Ce temps stable de l’extériorité cesse de circonvenir l’univers, et nous voyons réapparaître les originels principes des anciens philosophes : le feu, la terre, l’air et l’eau, et puisque dans leurs cosmogonies c’est le mouvement qui les relie, l’art celte ne sera que vagues, spirales, roues, torsades, entrelacs, et rien n’est plus remarquable à cet égard, que les étonnantes métamorphoses auxquelles sont soumises dans le bronze des monnaies gauloises, les divinités gréco-latines, comme si par une magie involutive, elles étaient réentraînées vers les nébuleuses du chaos primordial. Cette magie, Tanneau la retrouve, non par l’entremise d’un folklore institué, mais à la manière native d’un Lam ou d’un Miró, ces autres héritiers d’une culture différente, elle restitue ainsi à la couleur et au rythme leurs pouvoirs entre notre monde et le Mystère qui l’a engendré » (MN avril 1977)
A quoi, en 1999, j’ai répondu ainsi : « Après ce texte étonnant, il est difficile d’enchaîner ! Tu t’es usé les doigts, les yeux, à poursuivre jusqu’à l’obsession les traces mythiques d’Animaux, d’Insectes, et d’Humains, radieux et chamarrés, traces dont on ne sait les noces, non plus que la gestation primitive, perdues dans l’obscur des Temps. Mais ils sont là, fossilisés, comme dans une sorte de magnificat, pour transmettre les échos et les saveurs des origines oubliées. Mystère au sens strict du terme, quand un élément de la chaîne nous manque, et qu’alors, l’Imaginaire seul peut le réinventer ». (Adls)

A suivre...

Retrouvez la première partie de cette chronique ICI :

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