Pour la plaquette de l’exposition « L’œuvre graphique » de 1974, Pierre Restany avait écrit un très beau texte avec ce titre : « Arman et la logique formelle de l’objet » : « Avec Arman le cartésianisme tout entier envahit la perception esthétique. Son œuvre, des allures d’objets ou des colères aux poubelles et aux accumulations, est le Discours de la Méthode du Nouveau Réalisme. Quelle méthode ? Sa méthode est celle d’une teste bien faicte comme dirait Montaigne : sur la table rase de la peinture-objet on accumule de nouveaux objets, et ceux-là ne sont pas transcrits, dessinés ou reproduits, mais directement empruntés au monde du réel. C’est par le phénomène quantitatif qu’Arman, avec une impitoyable sûreté, une magistrale et inquiétante précision, transcende le lieu commun de l’objet - le déchet, l’ordure, le produit usagé, l’article neuf - et, à travers cet objet, le lieu commun lui-même, le terrain vague, le marché aux puces, le grand magasin.
C’est précisément pour élever l’expressivité intrinsèque d’un objet à une puissance supérieure qu’il a si souvent recours aux procédés rigoureusement inverses de l’entassement (accumulations) ou de brisure (colères). L’accumulation de x objets de même nature suggère davantage, et autre chose, qu’un objet unique, considéré isolément. Il en est de même pour l’objet x, cassé en mille morceaux et dont les multiples éclats, fixés à l’endroit précis de leur brisure, lui restituent une cohérence nouvelle, différente de son aspect unitaire originel. A l’opposé de l’attitude représentative traditionnelle, l’art d’Arman est un art de présentation. Présentation de notre nature moderne, industrielle et urbaine. Cette présentation s’opère à partir des gestes les plus simples de l’expressivité humaine, les plus fondamentaux aussi, ceux de l’appropriation primaire et directe : l’entassement ou la destruction. Et c’est justement parce que ces gestes sont simples, les plus simples dans la hiérarchie des modes d’expression, que leur pouvoir est immense, transcendantal par rapport au fait contingent. Voilà pourquoi les accumulations et les colères d’Arman nous font voir le monde sous un autre aspect ; voilà pourquoi ses œuvres sont pour nous l’occasion inespérée d’images nouvelles poétiques et originales à partir d’une réalité banalisée par l’usage quotidien : ces phénomènes quantitatifs de répétition ou d’excès frappés du plus solide bon sens, traduisent l’avènement d’un regard neuf de l’homme sur le monde ». (Pierre Restany, texte de la plaquette pour l’exposition à la Galerie de la Salle 1974)
Et en 1999, j’ai écrit ceci, manière de le désigner comme « père » de l’Ecole de Nice… :
« Arman, en dehors de ses collaborations personnelles, fut non seulement pour les expositions Ecole de Nice une sorte d’encourageur, mais aussi un médiateur efficace. En quelque sorte, au début surtout, une sorte de Père, et un pont avec le Nouveau Réalisme. Mais parler ici d’Arman plus avant n’aurait aucun sens : il est partout, dans tous les livres, sur toutes les places, dans les musées, et sa vie, sa carrière, sont à ce point internationales et prégnantes qu’il est désormais impossible de les dissocier. Il EST l’Accumulation, il EST la Colère, il EST tout ce qu’il a entrepris. Il EST même l’incroyable surenchère où il s’est, avec son œuvre, enfermé. Accumulé ! Accumulation symbolique... Mais, Arman, tous les stratèges, de Sun Tsu à Clausewitz, n’y peuvent rien : c’est une Farce du Temps… Accumulation des mondes, des galaxies, des univers, des atomes, des humains à Calcuta, à Mexico, des problèmes, des névroses, des guerres, des morts, des vivants à venir, des espoirs, des mensonges et des trahisons, des feuilles murmurantes et des vagues d’océans, des gloires, du fric et de la misère, des classes, des castes, des dieux, des injustices, de la bêtise universelle, des modes, des conformismes, des ismes et des iques, des révolutions, des beautés périssables… accumulation d’accumulations… Je, tu, il accumulés, momifiés, compressés. Et dans 500 ans et dans 100.000 ans, et dans 5 millions d’années, Arman… Le mot lui-même aura disparu, disparu sous d’inexorables limons, pour, je le souhaite, d’étranges floraisons aux saveurs immaculées. Mais si dans ces ailleurs décalés, le Vide, sans regard pour dire le Vide ? Alors la scène subversive aura vécu ». (Alexandre de la Salle)
Mais j’aime assez le texte d’Avida Ripolin : « Le point de butée de l’objet, donc sa faille. Abysse paradoxale, telle une dérivée mathématique. Son aspect éthique aussi : caricature de l’accumulation jusqu’au point où il n’est plus possible de résorber nos déchets. Asphyxie de l’œil. Le qualitatif piétiné, c’est le sens qui est sacrifié. Et dans la coupe en rondelles de l’objet se tient l’absurdité majeure, la multiplication de la division où se perd l’outil/main. Si la main est oubliée, le projet l’est aussi. Fracture par laquelle s’engouffre la folie d’une matière dont la prolifération nous engloutit. Comme dans un labyrinthe, chaque impasse dévoilée est un pas vers la connaissance. Arman, ce point d’arrêt précieux à partir de quoi l’âge d’homme reste à construire, l’individu tout nu, débarrassé des machines déréglées qui lui masquent l’horizon. Nos objets qui nous regardent. Regardée, l’ère industrielle nous regarde ». (Avida Ripolin)
Frédéric Altmann – Dans le film « Merci Arman », que je connais bien, Arman désigne à son tour Ben comme indispensable aux débuts de « L’Ecole de Nice », car il collectionnait des informations sur ce qui se passait de nouveau dans le monde entier… Et Ben, tu n’as pas manqué de le mettre dans ton exposition « Ecole de Nice » de mars 1967 !
Alexandre de la Salle – Evidemment, et dans toutes mes autres expositions « Ecole de Nice ». Et en 1970, je lui ai fait sa première exposition individuelle en galerie, qui était intitulée « Quelques idées et gestes ». Et en 1971 ce sera : « Les paravents », avec cette édition amusante sous forme de cartes postales. En 1976, à Saint-Paul, ce sera : « Il faut tout faire » (Les cageots)…
Son texte de l’invitation-dépliant est croustillant : « Cher camarade. Nous ne pouvons pas laisser passer sans réagir l’exposition de Ben chez de la Salle. Ben n’est plus aujourd’hui un créateur, mais un fabricant de produit de consommation pour la bourgeoisie dominante.
Cher... Si tu veux que je te rende le fric que je te dois, viens chez de la Salle le 12 juin.
Cher... Je viens de m’offrir une robe super sexy. Un drapé moulant avec tulle transparent sur les seins. Très retro. Je la porterai le 12 juin, chez de la Salle. Tu ne verras que moi, les tableaux de Ben passeront inaperçus, et il en fera une tête.
Cher... Depuis que je suis sur la Côte je m’ennuie, absolument rien ne se passe ici. C’est pire que Biarritz en novembre. Heureusement la semaine prochaine, le 12 juin, Ben fait une expo chez de la Salle. J’irai et j’espère que ça me changera les idées... »
En 1999, de lui j’ai écrit : « Nous eûmes des relations ponctuelles, chargées de méfiance, mais loyales. L’homme capable de mener de front à Paris dix expositions à la fois, ne pouvait s’attarder dans une galerie qui, irrésistiblement, virait mal : vers la PEINTURE ! abstraite ou figurale, vers une recherche du sens, une purification de la peinture, vers une rupture avec la dominante Nomenklatura, avec un retour voulu au primat de la forme. Lorsque je lui fis sa première exposition dans une galerie, je m’amusais beaucoup, m’instruisais sur Fluxus, prenais distance avec une certaine idée des avant-gardes autoproclamées, que je trouvais déjà obsolètes. Il fut avec enthousiasme de toutes les expositions « Ecole de Nice » dont, il faut bien le dire il fut le chantre, la pasionaria, et, plus qu’aucun autre, le hérault. Et, disent les mauvaises langues, peut-être même aussi, un peu Dame Pipi… » (Alexandre de la Salle)
Avida Ripolin avait écrit en 1993 : « Il a en quelque sorte choisi de rester enfant, comme dans le Tambour de Gunther Grass. Il dit au jour le jour maman bobo caca. Son Journal-vitrine, dit : c’est ça la vie, le Réel, jusqu’à l’obscène. Traverser le fantasme, en disant MOI JE jusqu’à l’extrême de la paranoïa, qui finit par se mordre la queue en abandonnant derrière elle son résidu, de la Vérité brute. C’est de peur qu’il s’agit, peur du Vide, peur de transgresser la Loi, désir de transgresser, peur de ne pas y arriver, tous les problèmes d’un être humain pour exister. Ben a tout dit, tout fait, Singe Hanuman de l’Hindouisme, bêtises sublimes pour incarner le grand Jeu ». (Avida Ripolin, sept 93)
A suivre...