Et l’évocation de ces années ramène toujours à ce chef-d’œuvre que fut la revue « Ailleurs », où j’en profite pour puiser un autre petit chef-d’œuvre qu’est la « Théorie du piège » de Volf Roitman, une « lettre ouverte adressée à ses futurs disciples », signée Jonas Slogan, dramaturge (Paris, novembre 1957) :
« De très profonds penseurs, de subtils connaisseurs de la nature humaine ont comparé la vie à une vaste scène de théâtre. Notre connaissance du monde se développant essentiellement par des rapports d’ordre métonymique, bientôt l’une se substitue à l’autre, et la vie devient la comédie humaine. Nous ne sommes plus au monde, mais au théâtre. Je m’étais donné pour mission ici bas de dévoiler aux hommes la signification de la réalité transcendantale et de la vérité première. C’est pourquoi, le jour où je découvris que la vie était une transposition du théâtre, et la conscience humaine celle du rideau, je n’hésitai plus et je devins dramaturge. Du royaume interdit que je quêtais, houle de lumières, seul le théâtre pouvait me donner la clef. J’avais tout essayé avant : la politique, la poésie, la peinture, la mystique et le commerce. Tous ces moyens s’étaient avérés inopérants, et vains, tous mes efforts. Et je ne me trompais pas car ce fut dans le théâtre que je trouvai enfin mon salut et avec lui celui de l’humanité toute entière.
Un soir, je me souviens de cet événement comme s’il n’était pas encore arrivé, c’était le jour de la Circoncision du Seigneur (coïncidence assez troublante et qui donnera sans doute matière à réfléchir à mes exégètes), j’arrivai après des années d’infatigables et de fébriles recherches, à mettre le point final à ma théorie du piège. Elle allait permettre de découvrir, non seulement le principe de réalité, qui non seulement aurait comblé tous mes désirs, mais la réalité toute entière. Cette théorie, que je ne ferai qu’esquisser dans ces pages, est simple à comprendre, comme le sont au fond toutes les vérités.
J’avais constaté à plusieurs reprises combien s’apparentaient la farce et la tragédie, une fois soumises à un examen profond. Poursuivant mes recherches, j’arrivai à en découvrir rapidement les causes. Toutes les deux avaient une même source : le drame. Elles ne constituaient que des exacerbations de ce dernier. Le drame, soumis à une accélération spasmodique de son rythme interne, donnait, à une fréquence saggitale, la farce et à une fréquence abyssale, la tragédie.
Dans le seul but de faire bénéficier tous les sages de mon temps de ma sensationnelle découverte, je présentai aussitôt un rapport à l’Acomédie des Sciences. Je poursuivais sans répit mes recherches. Les plus éminents spécialistes, l’illustre Professeur Fusio à leur tête, se penchèrent sur mon rapport. Personne ne pouvait contester l’exactitude de mes observations, mais soucieux de les développer, ils discutèrent et délibérèrent tumultueusement jusqu’à en arriver aux conclusions suivantes :
1) Qu’en ralentissant progressivement et systématiquement le rythme de la tragédie on pouvait espérer découvrir sa condition originelle et première.
2) Idem avec la farce.
3) Appliquant ce même procédé à la fiction nous pouvions peut être réussir à découvrir la réalité, cette dernière aussi, originelle et première.
Ces principes, énoncés à grand fracas et déploiement liturgique ne pouvaient être plus faux. L’abîme qui me séparait déjà de la pensée traditionnelle devenait cette fois ci insondable. La rupture fut complète.
La pensée traditionnelle, proposant sa méthode habituelle de ralentissement progressif et systématique, venait non seulement de prouver une nouvelle fois son ineptie, mais tendait, par une perfide manœuvre, à faire échouer la haute portée de ma découverte, car, ne pouvant réfuter sa virtualité, elle essayait de la rendre inopérante. Il ne me restait qu’à continuer tout seul et contre tous, la tâche que je m’étais imposée.
Cette méthode nous obligeait à reculer, permettant à la réalité d’apercevoir de très loin notre approche. Je suppose que vous connaissez aussi bien que moi les innombrables stratagèmes et artifices dont cette dernière sait si bien se parer. Soyez convaincus qu’à notre arrivée elle se serait fait supplanter, depuis longtemps déjà, par le dernier de ses hommes de paille. Cette entreprise aboutissait donc à un échec ; pire encore, à une équivoque, car croyant découvrir la réalité, nous n’aurions saisi que la plus trompeuse des apparences. Mais la science traditionnelle, malgré elle, venait de m’apporter l’aide la plus précieuse. Pour découvrir la solution véritable je n’avais maintenant qu’à mettre en pratique la méthode contraire. En tenant compte 1- que le monde est rond et 2- que le mécanisme de la vie est cyclique (*) j’arrivai à découvrir ceci : en précipitant le rythme de la fiction à une vitesse vertigineuse, celle ci pouvait enfin découvrir sa réalité, avec l’avantage indiscutable cette fois, de la surprendre par le dos. La réalité ne pourrait esquisser la moindre résistance. Encore ahurie par sa défaite, nous la ramènerions ensuite aux hommes, cette découverte faisait écrouler tous les vieux systèmes, C’est grâce à elle que depuis ce jour, j’ai pu, dans mes pièces, permettre aux hommes de connaître la vérité sous toutes ses faces. Mais la lutte n’était pas encore finie, au contraire, elle allait redoubler d’intensité.
Pour permettre une compréhension profonde du phénomène que je venais de découvrir, pour rendre évident à quel point cela demandait un changement total de la notion classique de rythme, je priai mes acteurs de se métamorphoser en marionnettes. J’accusai là, il est vrai, des influences très marquées d’un illustre théoricien à qui je vouais mon admiration à cette époque. Une autre déception m’attendait. Les acteurs, j’ai pu le constater encore une fois, sont les plus fortes personnalités de notre temps. Inutile de leur demander alors une dépersonnalisation comme c’est le cas pour les marionnettes. Jamais dans l’histoire du théâtre, je pense, le jeu sur une scène ne put être plus vrai.
(*) La pensée traditionnelle, il est vrai, soutient les mêmes principes. Pour une fois, je m’abstins de les réfuter, cela surtout pour dissiper certaines accusations calomnieuses d’intolérance et de sectarisme dont j’étais la cible. En plus, cela convenait à mes théories et s’avérait indiscutablement exact.
Tous mes efforts se soldaient par le plus lamentable des échecs. Personne ne put comprendre ma pièce, et ainsi connaître, enfin, les choses essentielles. Même la critique dont j’attendais encore un providentiel secours, se montra unanime à affirmer que seul le jeu puissant et véridique des acteurs sauvait, non la pièce, mais la soirée pour les spectateurs.
Cependant, je ne me décourageai pas. Je poussai encore plus loin mes recherches. Je réussis à me dégager de toute influence, et je trouvai enfin le moyen technique qui s’ajustait le mieux à mes objectifs : il faut être absolument moderne. Mes prochaines pièces seront toutes conçues pour être jouées par des robots. Cette fois ci, j’en étais sûr, rien ne pouvait plus s’opposer à ma réussite.
Extrême candeur ! Le plus grand obstacle je le trouvai dans le syndicat des acteurs. Mon initiative risquait de ruiner leur profession déjà sérieusement atteinte par le chômage. Le syndicat fit appel aux pouvoirs publics et, insistant auprès d’eux sur un très hypothétique caractère subversif de mon entreprise, réussit à trouver de puissants appuis. Un décret fut promulgué par lequel toute salle de théâtre ou local pouvant servir à cette fin, me demeurait, à partir de ce jour, interdite.
Non seulement je ne pouvais être joué, mais l’entrée des spectacles m’était elle même strictement défendue, cette dernière mesure visant à empêcher toute représaille de ma part.
Alors, je devins un ferme partisan du théâtre de plein air. Hélas, depuis ce jour, un fléau nommé à très juste raison été pourri - sévit dans le pays, ce qui continua à m’empêcher d’être joué. L’adversité, source intarissable d’enseignement et de réflexion, m’amenait, en relisant mes pièces, à découvrir une autre des révolutions qu’apportait ma théorie du piège. J’avais ainsi introduit dans le théâtre une nouvelle conception de l’espace. Il devenait ex-tensible et dynamique contrairement à celui que pouvaient fournir les salles traditionnelles, de caractère fermé et statique, survivance sclérosée de la Renaissance… » etc.
L’avant-garde de l’avant-garde
Volf Roitman devra être découvert, ou redécouvert, car, sous l’absurde dont il se sert souvent, cet esprit subversif n’a cessé de jouer au grain de sable, et de distiller une pensée très fine. Sa théorie du théâtre peut être vérifiée aujourd’hui du point de vue des cadres qui ont sauté. Mais il va beaucoup plus loin, du côté de la « Psychologie des masses » de Freud, de la « Société du spectacle » de Guy Debord, et cela avec un humour corrosif.
Alors dans la suite du texte, il parle d’avant-garde de l’avant-garde, et que, quand elle sera effective, ce sera, non plus le spectateur s’identifiant avec la scène mais la scène s’identifiant avec le spectateur, la scène entourera le spectateur, se resserrera autour de lui, les spectateurs se serreront entre eux, et s’identifieront les uns aux autres. Théâtre total dit-il en 1957 sans connaître Fluxus apparemment. Mais là c’est jusqu’à la panique, où l’accès de la scène, après qu’il y ait des blessés et des morts, sera livré aux survivants. « C’est seulement à ce moment, moment dont j’attends l’arrivée avec espoir et confiance, que l’homme aura trouvé son salut dans le théâtre, cela parce que le théâtre sera devenu ce qu’il aurait dû être toujours : un piège pour voyeurs ». Ironie, car ce voyeurisme nous le connaissons, et le côté inévitable du pire est la dimension subliminale de cette pensée étrange parmi les étranges de MADI. Sa théorie du piège est illustrée entre autres par un dessin d’Odilon Redon représentant cet œil stupéfiant.
A suivre...