L’exposition à l’Atelier Marc Piano dont le vernissage a eu lieu le 23 juin dernier comportait des sculptures de Marc Piano mais aussi des photographies d’Olivier Calvel, plasticien né à Chambéry en 1974. Olivier Calvel dit de lui-même qu’il travaille au Centre d’Art la Malmaison de Cannes, où il est spécialisé depuis 2007 dans la gestion iconographique et la scénographie, où il réalise des reportages photographiques d’atelier et des portraits d’artistes, travail destiné à illustrer exposition et catalogues, et que pour l’exposition consacrée à Marc Piano, un reportage sur lui et ses sculptures a été réalisé dans l’atelier de l’artiste à Vallauris entre février et avril 2010 et exposé à l’espace Miramar l’été 2010. Il ajoute que dans son atelier de Cannes, depuis dix il poursuit des recherches plastiques.
Portrait entre deux portes ?
En plus de l’exposition photos à l’espace Miramar, des portraits de Marc Piano par Olivier Calvel sont présents dans le catalogue « Marc Piano, le privilège de l’invention » (Editions « Images en manœuvres/Centre d’Art ville de Cannes). Un de Marc Piano, son épouse et sa petite fille, qui se trouve sur la quatrième de couverture, et un, tout en long, un long rectangle vertical, comme entre deux portes, et qui, recentré ensuite en carré, ponctue la suite des textes. Olivier Calvel a aussi participé à la scénographie de l’exposition en compagnie de Frédéric Ballester et Abderrazak Salouh, et justement sa démarche, dans l’exposition à Vallauris, peut apparaître comme une mise en scène. Une mise en scène de quoi ? Du regard. Du sien d’abord évidemment, qui guiderait celui du spectateur, sur fond d’énigme bien sûr, sur fond de questionnement. Mise en scène des objets devant tout regard, mise en scène de l’Objet.
L’intérêt de la présence d’Olivier Calvel dans l’exposition qui se tient en ce moment chez Marc Piano, c’est qu’elle est manifestement le fruit de ses recherches plastiques, un tissage en miroir (et dieu sait que cette exposition « miroite ») d’images d’images. Renvoi perpétuel d’une chose à l’autre. Jusqu’à ce que le processus s’arrête sur un mur, derrière une vitre, à l’intérieur d’un cadre. Mais tout à coup, à se laisser prendre dans le jeu deviné, on voit bien qu’il s’agit de la question de l’image. L’image devient vraiment une image. L’illusion qui apparaît. Quelle histoire.
Comme pour ne rien perdre ?
Mais alors image de quelle image ? De quelles images ? celles qui auraient été laissées pour compte durant un autre temps, d’une autre recherche, qui allait mener à une autre exposition, à Cannes, elle-même double : les œuvres de Marc Piano d’un côté, les photos d’Olivier Calvel de l’autre, sur les œuvres et la personne de l’artiste. La démonstration de Foucault sur les Ménines, au début de « Les mots et les choses » vient irrésistiblement à l’esprit, mâtinée d’une démarche « Support-Surface », par laquelle la hiérarchie des valeurs n’était plus ce qu’elle était, invitant à porter l’attention sur le « cadre », quant aux « rebuts », ils cessaient de l’être, ce qui, ôté du travail, aurait été précédemment, jeté, était au contraire récupéré, montré, et présenté – représenté - à côté, décalé, mais toujours là. Comme pour ne rien perdre. D’un savoir. Bien sûr il s’agit de structuralisme.
Trous et clous comme paradigmes de l’infini
Ne rien perdre nécessite un jeu de miroirs à l’infini, où il y aura pourtant un point de rupture, où cela se perdra en un point inaccessible. C’est encore question de hiérarchie, si le tableau de Vélasquez ne montre que l’intérieur des murs d’une pièce malgré le miroir, il suffit que ce début d’infinisation soit paradigmatique de l’opération. Ainsi les portraits choisis par Olivier Calvel d’un certain nombre de détails oubliés - ou plutôt de ce que son regard de ces jours-là (entre février et avril 2010) ne pouvait voir, posé ailleurs, toujours ailleurs - sont arrêtés à un moment, moment du vernissage (pour ceux qui étaient présents, pour les autres, ceux d’aujourd’hui, de demain, c’est leur affaire), et tout est à recommencer, serait à recommencer (les détails qu’Olivier verrait aujourd’hui, demain), mais on entre dans l’impossible, et c’est ce qui est magnifiquement contenu, ou plutôt détenu, comme dans une prison, par la proposition. L’impossible. Qu’il dit quand même. C’est l’Art.
Portraits de choses
Oui, il s’agit bien de portraits, et avec l’idée pleine de conséquences que la hiérarchie a été bousculée de ce qui serait important à encadrer et de ce qui ne le serait pas. Sans doute l’Histoire humaine fut capable de renvoyer au déchet ce que l’éthique avait, durant des millénaires, proposé comme hors hiérarchie, hors-temps : l’humain. Et cela rejoint tout à fait le coelacanthe de Marc Piano, fossile témoin dans un coin d’atelier d’un autre calendrier du monde.
« Portraits de choses » nécessite une attention à toutes choses. A chaque instant. Il s’agit donc de méditation, de présence. Etre présent. Et les choses alors sont la médiation de la Présence, et relèvent – réparent - la néantisation qui fut faite du corps humain, chosifié. C’est ici l’inverse, et ce beau portrait de galets si joliment gravés dans le pas-de-porte (car il n’y a pas de portes chez Marc Piano, ou si peu), encadré en quadriptyque, représente justement, le passage de l’humain. Et toutes les photographies ont leur histoire de trace, traces d’une histoire, qui ne finit pas, qui ne finira pas tant que le lieu existera, ce lieu de rencontres, auquel Olivier Calvel, sans y toucher, en y touchant si peu avec son pinceau d’aquarelliste, rend hommage.
Qu’est-ce à dire, l’aquarelle, lorsqu’il s’agit de retouches numériques ? C’est que le fameux numérique a ôté la matière, comme une peau, celle de l’argile qui voisine avec les photographies. Mais alors la matière serait-elle devenue cosa mentale ? Oui, pour celui qui malgré tout peint avec l’infini des chiffres, qui a remplacé le pinceau par le nombre. Marcel Duchamp a brouillé les cartes, et le Jeu est à nouveau jeté sur la table. C’est ce qui a pu faire dire à Man Ray, utilisateur subversif de la technique : « Je photographie ce que je ne veux pas peindre, et je peins ce que je ne veux pas photographier ». Et il y a un portrait de Juliet qui est comme un portrait de chose, si brouillé d’ombre et de lumière que son visage redevient une matière sans nom, faite de molécules assemblées, d’atomes, de leptons, de quarks… Quelque chose de fossile déjà pour l’infini qui nous attend.
Alors comme l’infini avec son vertige ne demande aux étants qu’à être, l’aspect Turner des photographies d’Olivier Calvel semble bien convenir à ce dont il s’agit. Comme l’explique John Cage « le processus de finition était d’une rapidité merveilleuse, car Turner indiquait les grandes masses et les détails, enlevait de la matière pour les lumières assourdies, grattait pour créer les rehauts lumineux, creusait, hachurait et pointillait jusqu’à ce que la composition fut terminée. Cette célérité, fondée sur la pratique de la gamme au début de sa vie, permit à Turner de préserver dans ses œuvres la pureté et la luminosité, et de peindre à un rythme prodigieux ».
Peindre à un rythme prodigieux, ne serait-ce pas photographier, appuyer sur le déclencheur d’un appareil de photographie, et puis… gratter, creuser, hachurer, pointiller… selon des méthodes dites rapides de retouches, mais qui nécessitent certainement de longues heures de méditation.
Les natures mortes déjà n’étaient pas ce que l’on croyait. Still life ? Est-ce à cause de ce silence que le terme fut employé ? Lumière et silence vont ensemble. Celui qui sait ne parle pas, celui qui voit. Celui qui est en train d’écrire : l’écriture apparaît au-delà de l’objet, ce n’est qu’après que se pose le problème de la lumière, de la touche etc...
La toute première photographie, en 1822, par Nicéphore Niepce, est une table dressée devant un buisson : une espèce de Cézanne. Et Louis Daguerre qui perfectionna l’invention de Niepce vers 1840, avait d’abord été peintre. Et Turner avait donc d’abord été musicien. Pour devenir musicien du silence, il faut beaucoup travailler.
Question de silence
Et le silence, c’est d’abord celui qu’on imagine, qu’on ne peut qu’imaginer, et pour cause, et qui habite l’atelier ET la galerie de Marc Piano (à cause de ces galets séparateurs, je ne dirai plus jamais l’atelier/galerie de Marc Piano), lorsqu’il n’y a PERSONNE. Pas un humain. La nuit, peut-être. Comment l’idée de l’absence peut-elle être si productive de l’idée de présence humaine, si caractéristique de ce lieu ? Des humains humains bien sûr, comme Prévert avait parlé de vivants vivants…
Et pour cause ? Olivier Calvel aurait-il photographié/peint (encore une question) le lieu de l’Impossible puisqu’il est demandé : « Quel bruit fait un arbre qui tombe quand il n’y a personne pour l’entendre ? »
A suivre...