MADI et la Ville
C’était Arnoldo Rivkin qui écrivait au nom du groupe d’architectes « Laura » dans le Catalogue de la série d’expositions « MADI maintenant/MADI adesso » (1984), et dans la revue d’architecture Babylone n°4 » du printemps-été 1985 paraît justement un texte de lui (architecte, ancien professeur d’architecture à l’Université de Buenos Aires, en 1985 enseignant à l’Ecole d’Architecture de Nancy, auteur de plusieurs ouvrages sur la théorie de l’architecture) intitulé « Buenos Aires/L’horizontale insigne », et qui commence par une déclaration de Le Corbusier extraite de sa conférence du 18 octobre 1929 aux « Amis des Arts de Buenos Aires », et publiée dans Précisions, Paris, 1930 :
« Buenos Aires est la ville la plus inhumaine que j’aie connue ; vraiment le cœur y est martyrisé. J’ai été oppressé, déprimé, furieux, désespéré. Pourtant où sent on comme ici un tel potentiel énergétique, une telle puissance, la pression inlassable et forte d’une destinée inévitable ? Une grande destinée... En venant ici j’ai eu une chance providentielle : au lieu d’arriver à Buenos Aires de jour, je suis arrivé de nuit. Et quand un homme, animé de quelque lyrisme, a vécu pendant quatorze jours la solitude et le silence de l’océan, et qu’il est dans la nuit naissante sur le pont dominant la passerelle de commandement du navire pour scruter l’impassibilité de la nuit tombée, pour voir venir cette ville qui s’est fait attendre si longtemps, il est en état de grâce, l’esprit tendu et sa sensibilité à fleur de peau.
Tout d’un coup, au delà des premières balises éclairantes, j’ai vu Buenos Aires. La mer unie plate, sans limite à gauche et à droite ; dessus, votre ciel argentin si rempli d’étoiles , et Buenos Aires, cette phénoménale ligne de lumière commençant à droite à l’infini et s’enfuyant à gauche à l’infini, au ras de l’eau. Rien d’autre. C’est tout ! Buenos Aires n’a ni pittoresque ni variété. Simple rencontre de la Pampa et de l’Océan, en une ligne, éclairée la nuit d’un bout à l’autre... Cette vision m’est restée, intense, magistrale. J’ai pensé : Il n’existe rien à Buenos Aires. Mais quelle ligne forte et majestueuse... l’horizontale insigne ». Et Arnoldo Rivkin commente : « L.C. (Le Corbusier) commence ainsi la description de son plan de Buenos Aires. Ce récit animé de quelque lyrisme est écrit dans un mode poétique qui n’a rien d’un songe fait parole, et ne cède pas aux automatismes de l’imagination. La poétique n’est pas ici un effet de style, une fonction autonome du langage. Et même si dans la narration on perçoit la splendeur de son écriture, celle ci n’est pas un modèle que l’esprit utiliserait pour envelopper les choses ou pour y prendre leur place. L’affinité des images modèle le texte en ce que L.C. appelle une vision intense, magistrale. Son caractère poétique est par conséquent un mode de perception (vision) dont la forte puissance (intense) éclaire de manière immédiate la singularité d’un lieu (magistral). Sens entier de la magistralité de l’image parce qu’elle nous instruit et s’impose de manière péremptoire, Il se produit une appropriation cognitive d’un milieu par un mode de perception capable de rejoindre d’un coup le singulier, de rassembler immédiatement l’individuel d’un site.
L’immédiateté de l’occurrence de cette vision implique des images s’organisant dans une architecture qui donne un visage à la relation de vérité avant même qu’elle se réfléchisse comme être de raison. On est dans le domaine de la vraisemblance en tant qu’image de la particularité d’un monde, réglée par la valeur des faits. Une pensée poétique se dégage ainsi dans laquelle la sensibilité frôle la raison dans la vraisemblance. Connaissance sensible où le rassemblement avec l’individuel des choses n’est accessible que par l’inspiration d’un état poétique. Comme le dit L.C., il faut être dans un état de grâce, l’esprit tendu, et la sensibilité à fleur de peau. C’est cette tension de l’esprit qui permet de joindre, dans la vision poétique, rapidement, instantanément les traits distinctifs d’un milieu.
La question qui se pose alors est : qu’en est il d’une poétique confrontée à l’ordre d’édification propre à l’architecture ? Peut-elle être le fil conducteur d’une construction qui cherche à parachever l’usage d’un milieu ? Ce premier contact avec Buenos Aires qui est aussi l’indi-viduation poétique de cette ville, une vision intense, magistrale, devient la cause active du plan de L.C. Égaré dans le labyrinthe des rues, il va perdre de vue la mer (le rio) (le très large Rio de la Plata), le ciel, l’horizon ; jusqu’à les retrouver le huitième jour.
Il écrit : « Une espèce de saint enthousiasme m’a alors saisi. J’ai pensé je ferai quelque chose, car je sens quelque chose. Le souvenir de mon arrivée l’horizontale insigne et ce ciel et cette mer, animaient en moi des perceptions en étendue et en élévation. Un rythme constructeur commençait à secouer l’amorphe réalité de votre ville amorphe ».
Penser faire parce qu’on sent : la logique de la fabrication architecturale se précéderait elle-même sur le mode poétique ? Les plans de L.C. pour Buenos Aires resteront à l’état de dessins. Déception de l’architecte qui refusera de revenir en Argentine pour y faire seulement des conférences ? (Ma présence à Buenos Aires ? Pour quoi faire ? Encore des conférences, j’en ai donné dix en 1929, c’est déjà chose faite… (Le Corbusier en réponse à une lettre de Victoria Ocampo, 7 août 1938) La fascination mutuelle entre L.C. et Buenos Aires avec son milieu cosmopolite finit par un non-lieu qui n’est pas cependant un échec. On a toujours regardé l’influence que celle-ci – horizontale insigne – aura sur l’œuvre de l’architecte ».
Quelle bonne idée, de la part d’Arnoldo Rivkin, d’avoir rappelé ce rapport à une ville d’un grand architecte mais aussi d’un philosophe, d’un poète, d’un être humain branché sur ses émotions et sa vision. Peu n’importe pas que Le Corbusier n’ait pas pu construire à Buenos Aires, mais la révélation qu’il en a eue, négative/positive, est un modèle de vision : subjective/objective, fantasmée/concrète. Et quand Rivkin pose la question : « Qu’en est il d’une poétique confrontée à l’ordre d’édification propre à l’architecture ? Peut-¬elle être le fil conducteur d’une construction qui cherche à parachever l’usage d’un milieu ? », je pense à la poésie d’Arden Quin, toujours voyageant entre le plus intime de l’éprouvé à une structuration en marche, et des lieux, et des lois. Lois de la géométrie pour une éthique – de more geometrico -, et qui n’est pas seulement celle de Spinoza, quoique, on le sait, la pierre de celui-ci, ait marqué Arden Quin comme l’objet fondamental.
L’enfant aux cerfs-volants
Dialectique de la mémoire : la vision, à La Havane, en 1986, d’enfants tenant des cerfs-volants à motifs géométriques tels qu’Arden a pu décrire ceux qu’il fabriquait à l’âge de douze ans, invite à retourner à la probable source de son goût pour l’architecture, une architecture céleste, mais ce n’est pas incompatible. Et c’est à Raphaël Monticelli qu’est réservé le soin de nous en parler, comme il le fit dans la revue KANAL d’octobre 1984, sous le titre : " Carmelo Arden Quin ou l’enfant aux cerfs volants ".
« Carmelo Arden Quin est une figure exemplaire de l’art de notre temps : depuis près d’un demi siècle il manie la plupart des thèmes majeurs des problématiques actuelles ; dès les années 40, il se préoccupe des transformations que peut subir la forme de la toile (la géométrie de ses limites) dès lors que l’artiste ne peut plus accepter celle, soumise aux nécessités du préétabli, du prévu, pré fabriquée par le commerce, figée, et qu’il accepte les transformations que peut générer le travail, la réflexion du peintre, la logique inédite du rapport entre ce qui est peint et ce sur quoi ou grâce à quoi c’est peint, qui le « supporte » ou le permet, qui l’entoure, le cerne, ou le définit, inaugurant ainsi une tradition aujourd’hui riche où la toile, le « support », ne sont pas conçus comme des données de la Peinture, mais comme lieux constamment à faire, à construire, à imaginer, et qui ainsi font, construisent ou créent la peinture, et pour lesquels on créera, entre autres, le terme de « free canvass ». C’est ainsi qu’il donne naissance à ces œuvres, coplanais ou autres, présentées dans les expositions du mouvement MADI avant 1950, où les formes formats entretiennent soudain entre elles des rapports libres, libres en ce sens qu’ils peuvent varier selon les accrochages, ans des lieux qu’elles cernent plus qu’elles n’en sont cernées, ou encore qu’il en vient à prendre en compte l’épaisseur de la toile, ou du tableau, et qu’il aboutit, par exemple, à ces œuvres galbées où la surface du tableau, et non plus seulement son pourtour, participent de la composition, affectant ainsi autant la géométrie des surfaces que celle des limites.
Cette réflexion et ces transformations affectent aussi bien d’autres domaines du champ artistique : dans le môme temps qu’il produit les coplanals, Carmelo Arden Quin crée de nouveaux espaces d’écriture où les mots entretiennent, entre eux et avec leur support, des rapports analogues à ceux qu’il explore dans les formes de la peinture ; soumis à la logique des transformations, les mots construisant des livres évolutifs ou s’en construisent s’intègrent dans des structures textuelles mobiles, créant, ou, mieux, générant des textes en transformation constante, jouant les uns les autres avec des supports inédits, « livres objets » dira t on dix ans plus tard, sculptures des mots dans l’épaisseur des pages, dans d’aériennes structures, bois, carton, tissu, objets... C’est cet amour de la mobilité, cette recherche d’une forme impériale, impérieuse ou totale de l’art, qui conduisirent Arden Quin à être à l’origine du mouvement MADI. De Rio à Paris, de l’immédiat après guerre au début des années cinquante, ce sont les manifestations et les expositions communes à ce genre de groupe, et réunissant des artistes comme Soto, Vardanega ou Asis...
Au delà de ce que la petite histoire nous fournit comme anecdotes, plus que MADI, je veux retenir ARDEN QUIN, rêveur des deux hémisphères, capable, dit il, d’apercevoir, depuis nos horizons, les constellations australes, homme de mots et de formes, enfant des champs d’eucalyptus et de ces cerfs volants, dont il prétend qu’ils sont l’image de toute peinture. Car ainsi vont nos signes : les vents qui les balaient leur donnent essor. Ainsi vont nos signes : ils ponctuent les cieux où ils se perdent, y nagent ; images de nos regards lancés, ils les explorent. Longues excroissances de nous, tentacules fragiles, sondes auxquelles nous ne tenons que par des fils qui l’un à l’autre s’enchevêtrent, ou se tissent, et c’est ainsi que nous signons le ciel, que nous nous y échevelons, que dans notre cocon mille fois millénaire nous enserrons la terre, vieille chrysalide hésitante et laborieuse.
L’enfant le sait bien qui court sur le sol pour aider le vent à imprimer sa force contraire à sa main, et c’est dans sa main qu’il sent la force du vent, et, à la course de ses pieds, répond la sensation de ce qui dans sa main s’effile ; l’enfant le sait bien qui se joue ainsi du ciel et du vent. (Raphaël Monticelli)
A suivre...