Contre la mort
Le soir de la lecture des « Lettres de Jacques Vaché » avait été distribué un petit fascicule contenant un certain nombre de textes, dont la préface d’Alain Jouffroy au livre édité par Z’Editions sous la direction de Fabienne Hulak « Folie et psychanalyse dans l’expérience surréaliste ». En voici des extraits :
« Deux des trois fondateurs du surréalisme, André Breton et Aragon ont en commun d’avoir abandonné leurs études de médecine pour se consacrer entièrement à l’activité poétique (...) On peut cependant se demander si l’une des raisons pour lesquelles ils les ont abandonnées ne se cache pas dans l’horreur que la guerre de 14 leur avait inspirée, comme si, en fuyant l’exercice de la médecine, ils voulaient abolir jusqu’au souvenir de ces horreurs, sur lesquelles ils ont d’ailleurs commencé, très singulièrement, à se taire.
Aragon, dans Pour expliquer ce que j’étais, un texte peu connu, qu’il a écrit aux heures les plus dramatiques de l’occupation allemande, peu après la mort de sa mère, en 1942, jugeait ainsi, rétrospectivement, et, je le crois, très sincèrement, la première guerre mondiale :
« J’étais de ceux qui, sachant qu’ils allaient partir à leur tour et ne croyant pas à l’avenir, à la vie qui continue, entendaient s’en payer leur saoul de jeunesse, et vomissaient les homélies patriotiques et le bourrage de crânes, les poncifs de la guerre, la tartufferie de ces gens d’âge et de raison qu’ils voyaient à l’arrière s’envoyant les femmes jeunes de ces hommes absents ; j’étais de ceux, qui, au fond, attendaient avec une certaine impatience l’heure du départ, pour être un homme comme les autres, avec les autres, mais qui cachaient ce goût peut-être d’une aventure derrière le langage sceptique, bafoueur, méprisant, qu’ils tenaient des embusqués : de ceux-là, enfin, dont beaucoup moururent, mais pour qui cette guerre-là quoiqu’on fît, n’était pas, ne pouvait pas être leur guerre. Parce que cette guerre là, on voyait trop de quoi elle était faite. C’était une guerre de vieux, pour des raisons qui avaient exalté les vieux, qui ne touchaient pas les jeunes, et c’étaient les jeunes qui la faisaient pour eux. (Aragon)
Et Alain Jouffroy, en 1991, un peu plus loin, poursuivait ainsi sa préface :
« Les délires collectifs les plus destructeurs, le délire hitlérien comme le délire stalinien, ont tragiquement agi sur des poètes comme Desnos et Pierre Unik, tous deux victimes des nazis en 45, et taraudé dans leurs soubassements même les hommes les plus exaspérément sensibles, comme Antonin Artaud. A travers la diaspora des surréalistes (..) des réponses individuelles désespérées ont été apportées aux questions collectives non moins désespérées que soulève l’interminable agonie d’une civilisation. Pour la première fois dans l’histoire intellectuelle de l’Europe, une sensibilisation nouvelle à toutes les catastrophes de l’histoire a pris, avec le surréalisme et les surréalistes, racine et souche dans les charniers de la guerre.
Dans ses Entretiens , André Breton a rappelé qu’Apollinaire lui est apparu physiquement pour la première fois sur son lit d’hôpital, le 10 mai 1976, soit le lendemain de sa trépanation, et qu’il devait le revoir presque chaque jour jusqu’à sa mort. C’est également vers un hôpital, celui du Val de Grâce, que Breton et Aragon ont fait route ensemble après s’être rencontrés à la librairie Adrienne Monnier. Ils y étaient tous deux astreints à des obligations militaires, alternant avec des cours de médecine à l’usage de l’armée. C’est dans un autre hôpital, celui de Nantes, que Breton a rencontré l’homme dont l’influence a joué à plein sur lui : Jacques Vaché. Breton y était interne, Vaché, en traitement. Trois rencontres, capitales dans la vie de Breton : celles d’Apollinaire, d’Aragon et de Jacques Vaché, se sont produites dans des lieux où la vie, acculée aux cataclysmes et à la mort, remet entièrement en question le sens plutôt sommaire qu’elle a encore pour ceux qui ne se sont ou n’ont jamais été exposés aux plus grands dangers.
Quand on se souvient aussi que, toujours selon Breton, c’est au centre neuro psychiatrique de Saint Dizier, où il était assistant du Dr Raoul Leroy et où étaient dirigés les évacués du front pour troubles mentaux (dont nombre de délires aigus) qu’il a pu expérimenter sur les malades les procédés d’investigation de la psychanalyse, en particulier l’enregistrement, aux fins d’interprétation, des rêves et des associations d’idées, on s’étonne que le rôle de ces expériences et de ces rencontres dans des lieux médicaux hantés par les spectres de la guerre n’aient pas été soulignés avec encore plus de force jusqu’à présent. L’ensemble imposant d’études que madame Fabienne Hulak a réuni autour de « la folie et de la psychanalyse dans l’expérience surréaliste » comble à cet égard une lacune d’autant plus importante que cette sous estimation du refus surréaliste des valeurs invoquées pour légitimer le carnage a contribué à priver de toute pertinence la plupart des commentaires et des théories antisurréalistes ordinaires. (…)
Breton a rappelé, dans Les Vases communicants, que Bonaparte a demandé aux étudiants de la classe d’idéologie de Pavie, après son entrée à coups de canon dans la ville, ce qu’ils pensaient de l’embarrassante question de la différence entre la veille et le sommeil. (…) Les cauchemars d’aujourd’hui font aussi partie intégrante de la réalité concrète que ceux d’hier et d’avant hier. Personne ne se soucie nulle part de l’articulation non-dite qui lie le fonctionnement de la pensée délirante, qu’elle soit politique, religieuse ou économique, aux décisions concrètes que prennent les divers tenants de tous les pouvoirs existants. (…)
« Etes vous fous ? » demandait Crevel. Les surréalistes eux-mêmes étaient-ils fous ? Ils ont su écrire, jusqu’au bout, des textes qui sont à la folie ce que la surconscience est à l’inconscience. Ni Crevel, ni Artaud, extra lucides plutôt que lucides, n’étaient fous, pas même quand ils semblaient délirer eux mêmes. Stanislas Rodanski, qui a passé volontairement trente ans dans un hôpital psychiatrique, et Jean Pierre Duprey qui s’est pendu, pas davantage ; je peux d’autant mieux l’affirmer que j’ai éprouvé comme une fascination leur dégoût absolu du monde et de la société. (…)
Il ne faut pas oublier que c’est contre la mort que fut lancé le premier Manifeste du Surréalisme en 1924. Breton y déclare en effet : « Contre la mort. Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète, y ensevelissant l’M profond par quoi commence le mot Mémoire comme si l’un des enjeux, précisément secret du surréalisme, consistait à ne jamais dissocier la mort de la mémoire et à transformer cette mémoire de la mort en arme offensive de la vie ».
Qui saura analyser et percer à jour les folies meurtrières contemporaines aux yeux de tous ? Qui saura en entretenir la mémoire ? Un mouvement plus radical, plus révolutionnaire que le surréalisme. Un tel mouvement, dont il faut tout faire pour favoriser la naissance, serait seul capable de dresser un tribunal universel pour juger à temps les responsables de la destruction simultanée de la planète et de la pensée. Le désespoir qui interdit de penser qu’un mouvement de résistance individuelle puisse inventer les moyens de transmission nécessaires à son triomphe n’est-il devenu un ennemi de liberté ? C’est peut être, dans les liens labyrinthiques du surréalisme et de l’inconscient que se dissimule la réponse anticipée à cette question ». (Alain Jouffroy, juin 1991)
A ces questions, Jacques Vaché a répondu de manière radicale, comme il le dira dans sa lettre à Théodore Fraenkel du 12 août 1918 : « Je rêve de bonnes Excentricités bien senties, ou de quelque bonne fourberie drôle qui fasse beaucoup de morts, le tout en costume moulé très clair, sport, voyez-moi les beaux souliers découverts grenat ? » Il semble qu’il se soit bien amusé, dans une sorte de dernière valse un peu délirante, mais le beaucoup de morts », en dehors de la Grande Boucherie qu’il n’avait certainement pas organisée, s’est réduit à trois, dans une chambre d’hôtel de Nantes, un matin de 1919. Avant cela, il avait écrit un certain nombre de lettres, à Monsieur André Breton, dont en voici une des premières :
« La Rochefoucauld, 13 rue des Tanneurs – le 27. Cher ami. Réussi – non sans peine - à obtenir une permission d’un petit major important et hérissé Et suis arrivé après des roues de wagon et des compartiments glacés ici - Le trou classique et désuet tel qu’ont coutume de le décrire les académiciens quand ils se mêlent de faire une « étude de mœurs ». Je ne suis arrivé que d’hier au soir mais je suis déjà persuadé que la tenancière du bureau de tabac est grasse et brune à cause des sous offs et que le café s’appelle « du Commerce » à cause que c’est dans l’ordre - Enfin ici du moins j’ai ma liberté et je suis approximativement chez moi.
Quel trou - quel trou - quel trou ! Cela me confond toujours un court instant qu’il y ait là des individus qui y ... vivent durant une vie
Enfin ! eux aussi « sont des gens sains » - « des vieux c... » « qui n’y comprennent rien »
Tas de pauvres diables mornement humoristiques avec un appareil digestif et un ventre -
Mes frères - Noun di Dio !
Ah ! Ah ! ajouterait l’Hydrocéphalie du Docteur Faustroll.
(A suivre)