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CHAPITRE 10 (part III) : Chronique d’un galeriste

Suite de la chronique proposée par Alexandre De La Salle

Peter Klasen ou le Silence calculé

A la suite de cette exposition Klasen de septembre-octobre 1977 dans ma galerie de Saint-Paul, Jean-Jacques Lévêque (co-fondateur d’Opus International) avait écrit ceci dans la « Quinzaine littéraire :
« Voir la réalité en gros plan, c’est voir autre chose. Ce n’est pas mieux voir ce qu’elle montre, c’est découvrir ce qu’elle cache. Ainsi, en est il de ces peintres qui cadrent de si près des détails du réel, qu’on tend moins à les reconnaître, qu’à basculer dans un ailleurs plus ou moins fantastique. Avec Klasen on affronte plutôt un univers d’inquiétude. Il peint avec une espèce de froide neutralité, des portes closes, blindées, scellées, enchâssées de verrous, de serrures, de barres de sécurité, ou encore des bâches strictement tirées sur des ridelles. Bref tout un monde clos, protégé. Bizarrement, on reconnaît moins la porte du coffre-fort ou le camion semi-remorque qu’on aborde une espèce de zone où sommeille, hiverne peut être, on ne sait trop qu’elle force, ainsi contrainte. Dans ce silence calculé, c’est une formidable déflagration qui se prépare. Et que l’on devine jusqu’à la craindre. Jusqu’à l’effroi. Voilà, sous couvert de sécurité, Klasen peint cet effroi qui nous habite devant ce que nous redoutons, sans pouvoir le nommer (Jean-Jacques Lévêque, 1977)

« TV room » (1981) Catalogue Présence Contemporaine, exposition Aix-en-Provence (1982)
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Les écrous du regard

Concernant un artiste qui a tellement fait exploser les couleurs, il est vrai que j’insiste beaucoup sur ses débuts en noir/blanc et gris, mais justement ces débuts-là sont fascinants, car il ne faut pas oublier que Peter est né à Lübeck en 1935, et qu’il est venu après la guerre à Paris dépasser une période historique insensée, et parler d’un monde occidental frappé, traumatisé, marqué pour longtemps, par cette période. Son tableau « GEGEN » (CONTRE), peint en 1982 (2mx4m, juste un mot sur cette énorme surface noire) est emblématique, et O. Kaeppelin, dans le n°65 d’Opus International (janvier 1978), le dit très bien, son texte est intitulé très justement « Les écrous du regard » :
« Oppression, aliénation, violence, des mots qu’on n’ose plus dire car tant de fois employés, et pourtant un vocabulaire qui, à chaque mouvement dans la ville, surgit dans notre vie. Cette époque se reconnaît dans l’envahissement des faits les plus intimes par les mécanismes du pouvoir. Elle se qualifie par la reproduction de cette gestuelle, à tous les niveaux. « Tu es à la télévision, mec, tu es à la télévision, Bugs Bunny » (Christopher, Bob Wilson). En corollaire à cette situation, le sommeil s’étend où les écrasements se multiplient contre les parois. Traces de sang sur les remparts de carreaux. Peter Klasen est le peintre de ces faits et de ce temps. Un peintre qui dit : regardez : rideau de fer, danger, incendie, issue de secours. Un homme qui affirme qu’il ne peut détourner son regard, que l’horreur policée est trop forte, qu’il faut rester là et montrer, afin que la défense de ce qui reste d’identité ne se perde pas en un oubli meurtrier pour ceux qui résistent, mais passe par le refus, la lutte, quelles que soient leurs chances, face aux grilles mentales et sociales qui occupe le terrain… » (O. Kaeppelin, extrait).

Gegen

Gilbert Lascault fait très précisément un sort à « GEGEN » dans le catalogue de l’exposition Klasen à la Galerie Adrien Maeght, Paris, 1982 :
« Quelque part en Allemagne, quelqu’un dont nous ne saurons jamais le nom écrit GEGEN sur une sorte de clôture, formée de longues planches horizontales. Quelqu’un (qui peut être n’ose pas crier) écrit son refus. Il est contre. Il dit non. Il ne s’oppose pas à une loi, à un maître. Il s’oppose à tout, radicalement. Il ne fait pas le détail de ses révoltes. Il n’a pas d’ennemi particulier ; ou plutôt il en a tellement qu’il lui paraîtrait illogique de les nommer. Il n’accepte pas. Non. Il ne veut pas. Non. Il rejette. Il repousse. Il se détourne... Non. N’acquiesce pas, lui. Non, n’approuve pas, lui. N’adhère pas, lui. Non.

« Disjoncteur rouge/3 seringues » (1972)
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Nulle explication n’accompagne ce grand refus. Nul désir de se justifier, d’exposer ses griefs et ses raisons. Ici s’exprime une révolte individuelle, née dans un individu qui paradoxalement ne se nomme pas, qui ne dit pas « je ». Quelqu’un ici est contre. Quelqu’un...
Quelqu’un ne veut plus travailler comme on le lui a appris. Quelqu’un ne veut plus penser comme il pensait avant. Contre. Il est contre.
Curieusement, son refus même est d’emblée barré, nié sans doute dès qu’il voudrait se préciser. Nulle rature sur ce GEGEN. Mais il est écrit en quelque sorte à cheval sur deux planches. La séparation entre elles traverse le mot. GEGEN est barré pour ainsi dire avant même d’être écrit. Il est (pourrait on dire) barré par dessous, nié par la nature même de son support.
Puis Klasen passe et photographie le mur. Ou bien quelqu’un d’autre (qui n’est ni Klasen, ni le traceur de graffiti) photographie la clôture et Klasen s’intéresse à la photographie. Il la peint sur une immense toile. Il fait de l’inscription GEGEN un élément de son vocabulaire. Il signe en quelque sorte ce GEGEN qui n’était pas signé. Et en même temps il n’en devient pas responsable. Peintre du GEGEN, il n’a pas à prendre parti sur ce grand refus, sur cette négation radicale. Il n’a pas à dire si elle le laisse indifférent, s’il y est hostile ou s’il par¬tage ce désir d’opposition.
Le peintre ici enregistre, transcrit, répète, sans juger, sans condamner, ni participer. Il est l’historien des murs, l’archiviste des inscriptions et taches. Il constate l’existence des graffiti et les retrace sur la toile... (Gilbert Lascault)

« Bidet, Hommage à Marcel Duchamp » (1968) Catalogue d’une exposition à la Galerie Eva Poll (Berlin, 1986)
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Ce mot de GEGEN

Henry Le Chénier, magnifique peintre que j’ai exposé, et créateur de « Présence Contemporaine », une manifestation artistique qui, de 1979 à 1991, à offert à Aix-en-Provence une série d’expositions de première qualité, a eu la merveilleuse idée d’interviewer Peter Klasen dans son atelier, en compagnie de Christiane Girard, en février 1982, et de retranscrire l’interview dans le catalogue de l’expo à Aix (au Cloître Saint-Louis, 12 juillet/29 août 1982) :

Henry Le Chénier - Pourquoi ce mot GEGEN ?

Peter Klasen - Je viens de terminer ce grand tableau que j’intègre dans mon exposition intitulée TRACES qui aura lieu à Paris à la Galerie Adrien Maeght, au mois d’avril 82. GEGEN. J’ai refait le geste du type qui est venu un jour, une nuit avec son seau, une grande brosse, écrire maladroitement le mot GEGEN sur un mur noir. Alors j’ai fait un très grand tableau de 4 mètres de long, avec ce seul mot GEGEN qui signifie le refus, le « ras le bol », le « j’en ai marre », c’est à dire s’opposer à tout, être contre, ne plus marcher, ne plus vouloir fonctionner comme on te le demande, fonctionner dans la société, fonctionner à la sécurité sociale, à l’école, aux impôts, au boulot, à la famille, « être contre », même ne plus fonctionner du tout, ne plus vouloir marcher dans le système, c’est un fabuleux cri, quelque part, dans la nuit, un type a laissé ça sur le mur.

H.L.C. - Tu viens de décrire une attitude, mais est ce l’attitude de Peter Klasen ? Tu le fais parce que tu y adhères ou bien uniquement comme quelqu’un qui constate ?

« Gegen » (1982) Fonds National d’Art Contemporain.
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P.K. - Je ne reste pas complètement à l’extérieur. Mon « terrain » c’est la ville, ce n’est pas la campagne, dans cette « nature » urbaine, j’ai trouvé des mots, des slogans. Ces lieux là sont interchangeables, une ville comme Paris, comme Londres, New York, Berlin ou Tokyo, c’est pareil, c’est à peu près le même décor béton, bruit, accumulation, accélération, agression. Ce mot, je l’ai trouvé dans une revue, mais on aurait pu imaginer que je le trouve quelque part ici à Paris, peut être un peu différent, mais exprimant la même chose. J’ai d’abord fait un constat, c’est vrai, mais je vais au delà, c’est à dire je fais une analyse de ce mot. Ce type qui a laissé, anonymement, bien sûr, (ces trucs là ne sont jamais signés) ce mot sur un mur : je me pose des questions à partir de ce mot parce que je vis la même chose que le type, mais j’ai peut être la capacité de l’analyser à travers la peinture. Dans la mesure où je cite ce mot GEGEN, je lui donne une importance. Ce mot GEGEN devient un axiome, formule clairement une façon de mal vivre notre société, une sorte de résumé de la façon dont les gens vivent. Ce que je voulais montrer par rapport à l’exposition précédente qui s’appelait ESPACES CLOS, c’est que l’homme à nouveau apparaît quelque part dans les tableaux. J’avais délaissé l’homme pendant des années, il n’apparaissait plus dans mes tableaux, il y avait des images absolues comme les grillages, les fermetures, les toitures, les wagons cadenassés, maintenant se manifeste, à nouveau, au moins la trace de l’homme. Il apparaît par ombre, par graffiti interposés et ce thème peut mener à d’autres idées de traces ou de tracés. Voilà, par exemple, une photo que j’ai découpée dans une revue et qui représente le terminus devant un camp de mort, image bouleversante, affreuse, abominable. Je vais traduire cette photo et peindre un tableau à partir de ce document, et je l’appellerai « Endstation ». Je te parle de ce tracé de chemin de fer qui se perd dans la nature, dans l’infini et on peut tout imaginer, pour moi c’est une image très absolue, un parcours que l’homme fait quelque part, à travers un paysage qui l’amène ailleurs. C’est tout simplement dans ce sens là que je veux que cette image soit vue, mais ceux qui ont vécu cet enfer ou ceux qui en ont vu des images vont reconnaître, sans que je leur indique ce lieu, leur propre drame et ce qui a été vécu à un moment donné de l’histoire.

H.L.C. - En fait, avec cette toile là, on sort de l’espace clos dont on parlait tout à l’heure, et on va ailleurs. Où ?

P.K. - Je veux qu’on l’interprète autrement, comme une sorte d’espoir, fort de ses expériences, pour aller ailleurs, pour se libérer de quelque chose, une forme d’autre liberté, d’autre vie, d’autre bonheur possible. (Henry Le Chénier et Peter Klasen, extrait)
A suivre…

« Douche de sécurité » Catalogue Présence Contemporaine, exposition Aix-en-Provence (1982)
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 Cliquez ici pour relire la première partie de cette chronique.

 Cliquez ici pour relire la deuxième partie de cette chronique.

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