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CHAPITRE 9 (part II) : Chronique d’un galeriste...

Suite de la chronique d’Alexandre De La Salle entamée mercredi...

Alexandre de la Salle – Les archives à la recherche du temps perdu sont un pense-bête superbe, et avec Pierre Pinoncelli, ce n’est pas difficile, car c’est aussi un écrivain. Il pond des textes flamboyants, mais aussi des lettres, de toutes les couleurs, très plastiques quoique très organisées, administrativement plastiques, et en général un peu furax. Il veut se faire entendre et tape du pied en permanence. C’est son œuvre : il réclame, invective, insulte, c’est l’empêcheur de tourner en rond, et c’est formidable, encore plus agressif que Ben.

Donc il est difficile de choisir entre tous les catalogues, tous les textes de lui, sur lui, ses réponses à des textes sur lui, des réponses à ses propres textes, ça n’en finit pas, quelle prolixité, quelle exubérance, qui viennent certainement de son jusqu’au-boutisme désespéré. Mais tout de même, il y a une préface de Restany qui raconte tellement bien cette période autour des « Copulations… » que je vais laisser à ce cher Pierre (Restany) le soin de décrire le comportement de cet autre cher Pierre (Pinoncelli). Qui pourrait faire mieux que le délirant Restany sur le… délirant Pinoncelli ?
C’est dans la plaquette de l’exposition dans ma galerie de Vence du 11 août au 11 septembre 1967, exposition intitulée « Pinoncelli, Les copulations d’un chinois à Vence ». Restany dédie sa préface « A New-York et à Henri Geldzahler », et le titre en est : « A propos de Pinoncelli, revenu de New-York pour faire l’amour à Vence » :

« Pinoncelli, c’est quelque chose comme notre être de secours branché sur notre mémoire de réserve. Un curieux dérèglement de l’antilogique qui recons¬titue la cohérence d’un élan. L’instant vital du déchaînement allié à la prudence bourgeoise des contreforts du Massif Central. Certes, Pinoncelli est fou et comme les fous il a un côté madré, rusé, calculateur, faux monnayeur, joueur à bon escient. Ce chat Félix retombera toujours sur ses pattes ! Mais il prend des risques et conduit sa vie en catastrophe... Jusqu’à un certain point.

Jusqu’à quel point ? Si je le savais, Pinoncelli ne m’intéresserait plus. J’ai pour lui l’admiration sadico sympathique que le public des chapiteaux porte aux bêtes de cirque. J’aime la succession des paris qu’il engage contre lui même et qu’il gagne toujours, même s’il les perd en apparence : plus encore qu’un clown, c’est un dompteur du hasard. Qu’importe, s’il s’agit le plus souvent de tigres de papier.

Plaquette des « Copulations d’un Chinois à Vence » (Août 1967) (Photo Ito Josué)
DR

Pour moi, Pinoncelli c’est un cadeau de l’ami Ragon, lequel l’avait reçu un jour sur le râble à l’improviste. Lacloche, sur lequel il fut un moment dirigé par les soins de Ragon, n’en est pas encore revenu. L’ex bijoutier de la place Vendôme, qui prend ses quartiers d’été sur les marches du Temple du Festival de Cannes, demeure, à son sujet, muet comme une carpe. Et si vous insistez le brave Jacques achètera votre silence à coups de pastis ou de scotch au Blue Bar voisin (avis aux amateurs) : ça me fait penser que j’ai soif.

Depuis donc que Michel Ragon m’a refilé l’encombrant paquet, nous avons beau le porter à deux pour diviser la charge, nous n’avons fait que multiplier la croix par deux. Un correspondant tyrannique et totalitaire de plus. Il est presque plus envahissant que Ben, mais au moins il ne se prend pas pour Dieu le Fils.

Un jour nous avons fraternisé dans la fumée des pattes d’éléphant, ces cigares de Manille chers à Napoléon III. J’ai évoqué le cliché banal des feuilles de tabac roulées sur les cuisses des négresses. Malheur ! Il a fallu que le retienne. Il s’apprêtait à enfourcher la bicyclette du télégraphiste pour aller conquérir les Philippines. Car ce Stéphanois bon teint et bon genre (s’il ne s’obstinait pas à se peinturlurer la figure à tout bout de champ) a l’obsession de la bicyclette, ce moyen de transport bien de chez lui. Après avoir été un peu plus calme (!) et avoir mené le temps d’une illusion la douce vie de famille, il a brusquement remis ça. C’était la Chine : Michel a accusé superbement le coup, et ça nous a valu le poulet rose de chez Massol, en novembre 1966. Et puis il a fini par troquer l’Asie et la bicyclette contre l’Amérique et l’avion. Depuis six mois j’ai pris le relais du ping pong : lettre sur lettre, coups de fils, rendez vous. « Donne moi des adresses pour New York... » A bout de souffle, je pense à mon vénérable collègue de Plexus, San Antonio. J’ouvre mon débloque notes et je lui file un rencart qui vire au lapin. Vous ne savez pas ce qu’il m’a fait ? Rentré à Saint Etienne il m’expédie un lapin tout écorché, un vrai Fautrier nature... Par la petite vitesse. A l’arrivée, l’odeur pourtant était discrète : pas assez pour ma concierge qui a le nez fin, sauf pour ses chats. Quand je pense que « ça » a une femme, des enfants, une affaire de famille et des tas de responsabilités du même nom. Pauvre femme (je ne la connais pas), une sainte. Pauvres enfants, des martyrs. A moins qu’ils ne soient tous des grands naïfs, crétinisés par papa. Après tout, l’Assistance Publique ce n’est pas fait pour les chiens : voyez Jean Jacques Rousseau, etc.

« Homme-Tableau » (Peinture, chair et os) - 1967, dans la plaquette des « Copulations d’un Chinois à Vence » (Photo Ito Josué)
DR

Enfin, Pinoncelli (pourquoi pas Pinoncello ou Pinoncelle, comme violoncelle), Pinoncelli plaque toute le monde, quitte la famille et le vieux continent. Ouf ! ... Pensez vous !!! Il arrive à New-York pour le vernissage de la grande rétrospective d’Yves Klein, au Jewish Museum. En hommage au Monochrome trop tôt disparu, il se teint le visage en bleu IKB et parade dans tout le musée. Le voilà lancé et en même temps prisonnier de son personnage. Cravan ressuscité à Manhattan. Notre Jules se fait appeler Arthur. Le voilà condamné à ne plus débander (sa femme croirait rêver). Il se remue, il voit tout le monde, nous bombarde de lettres à Michel et à moi. Finalement il ne combine rien si ce n’est une exposition (déjà prévue avant de partir) à Vence, chez Alexandre de La Salle, sur la place Godeau.

La folle énergie de Pinoncelli rencontre là un océan de bonne volonté ça va bouillir. Pinonceli cello rentre des U.S.A. via le Mexique, toujours aussi excité. Il mélange l’herbe et l’acide, la ferveur rituelle et le LSD, les Black Moslems et les Indiens Tarahumara, les champignons et la rhubarbe, le séné et le ciné. Il a le coup de foudre pour les happening qu’il conçoit comme un psychodrame à usage personnel, très personnel : de la peinture sur tout le corps, une orgie de couleurs et tout part dans la culotte.

 Ciel ! quel mari ! dit l’épouse secrètement flattée qui rejoint papa avec la meute des gosses.

 Qu’à cela ne tienne, je les ramènerai tous l’automne prochain aux U.S.A., réplique Pinon le Superbe. J’espère avoir une bourse. En attendant nous logerons gratis chez mes cousins. (Les Stéphanois ont en commun avec les Basques, les Siciliens et les Juifs de Galicie le rite familial du cousin d’Amérique). Tout ça pour vous dire quoi ? Mon voisin m’écrase le pied en souriant aux angles : « Aïe » « Pardon ! Scusi, sa ! »

Pour vous dire que Pinoncelli ce n’est peut-être rien. Rien d’autre qu’un gramme de vif argent en course vertigineuse dans le toboggan d’un nœud d’artères turgescentes. « No, signorina, grazie, non voglio il pranzo. » Rien d’autre que du vif argent : une certaine qualité de la vie à l’état pur. Quelque chose comme une apothéose apoplectique qui n’en finit pas d’éclater.
Moi, ce Celli cello, quand il ne m’agace pas, il me fascine. Son énergie désordonnée, son anarchie de comportement me plonge dans un état d’euphorie aphrodisiaque. Pas besoin de le tirer par la queue, ce que faisaient à leurs maris les femmes grecques galvanisées par Lysistrata. Toujours à la hauteur de la situation. C’est un Pinon sur rue qui tient tout seul. Il a dû avoir pas mal de succès auprès des fausses intellectuelles super inhibées de New York, de toute cette horde de mal baisées qui cumulent les transferts du refoulement de névrose en névrose. A ce propos il faut dire qu’il est extrêmement discret : encore une bonne habitude que les Stéphanois ont avec les Siciliens : l’omertà.

Enfin, le voilà donc de retour pour une brève escale aux rives de notre soleil. Le voilà sur la Côte d’Azur, déjà en train de grenouiller au sein de l’Ecole de Nice (?). Comment ce cerveau hâtif, ce bulbe rachidien avide, a t il enregistré et assimilé l’expérience new yorkaise, en plein creux de la vague, au delà de la succession des styles, en pleine confusion pop op primary-minimal yes no etc. ? En pleine confusion de la création et du marché. Avec le Vietnam, le Black Power, la mauvaise conscience des uns et des autres ! Jazz, jerk, rock, pop-song, hit-parade, velvet underground, systemic painting, protest happening, modern dance, Chelsea girls, Campbell Soup... : tout ça doit faire un effarant cocktail dans sa tête. J’en frémis…. »
Il y en a encore plusieurs pages de la même farine, et ça se termine par « Pierre Restany, Milan-Paris, 1h 35 en caravelle à bord du vol Alitalia AZ 236 du 22 avril 1967 », avec un PS : « Le 19 mai 1967 : Nous avions rendez-vous à 11 heures, Pinoncelli est arrivé avec une demi-heure d’avance. Il ne se tenait plus. Il voulait me montrer sa peinture. Cette fois-ci j’en eu plein la vue.

« Peinture-objet (1967) (Photo Ito Josué)
DR
« Peinture-objet (1967) (Photo Ito Josué)
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Il y a des queues partout et une fraîcheur de vision qui s’apparente à l’humour. Pinoncelli me dit qu’il a eu une crise à New-York. Il a imaginé de peindre des habits et de les exposer comme des sculptures. Il a la tête pleine d’idées, de projets, d’enthousiasme. C’est un supplément d’âme et de soleil qui vient d’envahir mon bureau. Ça va barder à Vence, et ce n’est qu’un début, un nouveau départ. Vive Pinoncelli ! »

Frédéric Altmann – Et bien ça a bardé, à Vence ?

Alexandre de la Salle - Ça a sérieusement bardé, et c’est ce que je vais raconter au prochain numéro !

A suivre...

Holocauste pour un double, août 1967 Galerie Alexandre de la Salle, Vence (Photo JJ ou Michou Strauch)
DR

Cliquez ici pour relire la première partie de cette chronique.

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