Alexandre de la Salle – Je n’aurai pas le temps dans cette chronique d’aujourd’hui, de parler de tous « mes » photographes, André Villers, avec ses « 60 ans de photographie », sera à la Malmaison jusqu’au 20 janvier 2013, et ensuite avec ses merveilleux « Collages et découpages » à la Galerie Sapone jusqu’au 15 décembre. J’ai eu le plaisir d’exposer ses « Portraits de Picasso » en 1990, et de lui adresser ces mots : « Elle fut bien belle ton exposition des portraits de Picasso, de ses multiples visages, annoncée par le grand œil noir capteur de tous les mondes. Voilà ce qu’en un autre temps, en un ailleurs invérifiable, je referai sans doute... avec ton accord ! Et tout un long mois ce regard m’a poursuivi et, forcément, me posait l’éternelle question du mais que fais-je donc ici… », par la grâce de ton talent. Et merci pour ces secondes vies que tu as données à tant d’autres... T’en dire plus ? Mais bien d’autres l’ont fait, et qui ont dit, sinon tout, mais du moins tant de choses, sur toi, ta vie, ta compagne. Et ton talent ! (Alexandre de la Salle)
Denis Brihat
Quant à Denis Brihat, que j’ai eu la joie de revoir au vernissage de son exposition au Théâtre de la Photographie et de l’Image (l’exposition dure jusqu’au 3 février), intitulée « Photographies 1958-2011 », j’ai commencé à l’exposer en 1982, et le 25 novembre 1999, il m’a écrit : « La photographie est une technique picturale parmi d’autres. Mais il n’était pas évident, il y a quelques années, pour un photographe, de se voir proposer une exposition dans une galerie d’Art, en l’occurence par Alexandre de la Salle. Un bon souvenir, et, maintenant, comme une nostalgie ».
Ah ! le temps passe, mais comme elle est belle son exposition du boulevard Dubouchage, une rétrospective qui apporte la preuve définitive que Denis est comme un paysan qui donne et qui redonne vie à son champ. Homme de patience, du lent et sourd dialogue avec le monde de tout ce que la terre lève vers le ciel, que ce soit oignons somptueux, arbres aux fleurs justes et épanouies, blanches encore de jour dans la nuit, et tous ces fruits poussés. Il est l’alchimiste d’un herbier fantastique, du chou à l’herbe folle et d’un verger inouï. A Biot, cette année, il a fait à ses vieux habitants le cadeau d’un émouvant voyage dans le passé, voyage cette fois parmi les visages et les regards ».
Mais en 1965, déjà, dans une plaquette très verticale, car il fallait bien y loger sa plante fétiche - une folle avoine calligraphiée par l’Univers - il avait dit de si belles choses qu’elles sont inoubliables. Par exemple, justement devant la folle avoine (ou simplement un brin d’herbe ?) : « J’ai le sentiment de l’Unité de l’univers ». Ou bien :
« Je vis en Provence sur un plateau de garrigue très aérée.
Une borie de pierres sèches,
un laboratoire construit en dur, de mes mains ;
un cerisier près du puits, autour, des chênes verts.
Par-delà la combe, le Lubéron, comme une grosse baleine bleue.
Au nord, le Ventoux,
un grand Fuji Yama en cinémascope, l’hiver.
J’ai plus souvent la hache, la scie, la truelle à la main
Que la caméra, est-ce un aspect de l’indépendance ?
Contre le trop plein de solitude, quelques amis dans le coin.
Surtout des paysans qui comprennent mon travail,
Ils m’aident ou je les aide quand il le faut ».
Il écrit cela en 1965, il s’était installé à Bonnieux en 1958. Même célèbre aujourd’hui, je suis persuadé qu’il ne cède pas sur l’indépendance, et ce merveilleux rapport au monde. C’est d’expérience qu’il parle de ce qu’on appelle la nature. Elle est un être pour lui, ses photos en témoignent, les plantes, les légumes existent, existent vraiment. Il écrit encore :
« Si mes sujets paraissent parfois bien humbles,
Ils sont tout de même un univers,
Et après tout, y-a-t-il une humilité pour la beauté ?
Mon rôle est de « constater » cette beauté
Et d’en être si possible le « révélateur ».
Parmi mes pairs, j’admire surtout Edward Weston,
L’homme et le photographe.
Combien de fois ai-je enragé en constatant
Que j’avais traité, sans le vouloir, le même sujet que lui,
De la même manière ou à peu près, 30 ans après,
Et pourquoi pas ? »
L’infinie beauté du citron…
En 1965, Denis Brihat a déjà eu (1957) le prix Niepce, déjà (1962) exposé avec Jean-Pierre Sudre à la Galerie Montaigne (Kodak), et (en 1964) obtenu une mention au prix Nadar avec 18 planches photographiques représentant un citron. Et en 1965, année de la merveilleuse plaquette à la folle avoine, il expose au Musée des Arts Décoratifs de Paris. Plaquette dans laquelle le grand critique d’art Charles Estienne écrit sur lui un texte remarquable, sous le titre : « De part et d’autre du miroir »…
« Vous vous rappelez l’histoire, ou plutôt l’apologue du mauvais vitrier qui est le sujet d’un poème en prose de Baudelaire. Le poète fait monter à son étage le dernier, bien sûr un vitrier, ce personnage sympathique, à peu près disparu aujourd’hui, reconnaissable au trésor ambulatoire transparent qui le prolonge dorsalement d’une manière si curieuse. Mais le pauvre homme n’a pas dans son stock de ces vitres bleues, roses, etc. qui feraient voir la vie en beau. Le poète le chasse furieusement, et au moment où sa victime réapparait sur le trottoir, à l’aplomb de la façade, le vise et le poète vise juste, par définition d’un pot de fleurs qui brise la charge des vitres, laquelle vole en éclats comme un palais de cristal crevé par la foudre.
Or ... cet apologue témoigne visiblement d’une époque où le dissentiment était à son comble entre l’action et le rêve, entre la vue et la vision. Parallèlement l’art de la figuration photo¬graphique était dans son âge d’or avec les inoubliables portraits de Nadar, Fouquet du genre. Et sans doute Baudelaire, peut être pour s’être laissé chipé par Nadar la bouleversante tête de condamné à mort lucide que l’on connaît, témoignait il dans le mauvais vitrier de sa rage à l’égard d’un art qui ne serait qu’un décalque à la vitre du réel, de cet affreux réel où l’action n’est pas la sœur du rêve.
Bien entendu mon hypothèse n’est qu’un apologue aussi, mais qui a un sens. Or Baudelaire ne savait pas qu’un jour l’art photographique, cet art de bon ou mauvais vitrier, passerait de l’autre côté du miroir à brume d’argent de la plaque sensible, et de là, de derrière le miroir, témoignerait que l’image du réel n’est pas du tout, diantre non, ce décalque comme à la vitre, et qu’il y a infiniment plus de choses dans le réel... la suite dans le célèbre propos d’Hamlet. Inutile de faire voir la vie en rose ou en bleu voir studio d’Harcourt il faut et il suffit qu’on fasse éclater la vue, et la vision naît et s’inscrit. L’artisan photographe est devenu un poète, c’est le bon vitrier, qui n’a besoin ni de pastelliser ni de retoucher.
Tel est - et voici un schéma historique sommaire - l’aventure qui va d’une intuition de Watt (1799), des essais des frères Davy en Angleterre et de Charles en France (vers 1802), des travaux de Niepce (1813 1829) et de Daguerre (1839), avec un crochet par ceux de Talbot en Angleterre (1834), à ce qui se passe aujourd’hui dans ce que l’appellerai l’école française de photographie, dans les labos de J.P. Sudre et de Denis Brihat par exemple. Sans oublier Brassaï, dont le génie plastique n’a pas peu contribué à éclairer et préciser cette dialectique du miroir, de la traversée du miroir, dont j’ai parlé tout à l’heure.
Pour mieux situer d’ailleurs l’aventure de Brihat, il importe de rappeler que l’art photographique actuel a ses écoles, tout ainsi que la peinture avant son ère moderne. Très brièvement, on pourrait caractériser l’école anglaise par le fantastique pur, un sentiment quasi surréel de la réalité, l’école américaine par des déformations qui en vérité sont de curieuses anamorphoses, et l’école française par un éclatement impressionniste de la réalité, et tout ce qui s’ensuit bien entendu. Bien sûr, par-dessus ces traits presque caractériels, il y a toujours et encore deux styles internationaux hélas qui d’ailleurs vont fort bien ensemble : le document réaliste et la photo abstraite. Dieu merci Brihat n’est ni un reporter ni un abstrait, comme Brassaï d’ailleurs, qui serait plutôt un maître du fantastique social, selon la formule de Mac’Orlan. Mais Brihat, c’est le fantastique naturel qui est son affaire. Je ne sais s’il a donné ou non dans le poudroiement impressionniste, peu importe, car du moins mentalement il en est parti, je veux dire qu’il voit - au sens voyance de ce terme à partir d’une ivresse cosmique de la réalité éclatée ». (etc.)
Mais c’est à ça que je voulais en venir, au fantastique naturel, à la voyance, à l’ivresse cosmique. C’est très bien vu, de la part de Monsieur Estienne. Et Avida Ripolin peut rajouter une notion de tendresse qui me paraît indispensable :
« Le mystère des textures végétales écrit sur papier photographique au terme de plus de cent opérations d’alchimiste. Inoubliables oignons et tulipes noires, avec, dernièrement, un admirable reportage sur la vie de Biot, où il a séjourné, visages de femmes, d’enfants, de vieillards immortalisés dans leur instinct vital et leur gravité. Un témoin de la vie à l’humour tendre ».
(A suivre)