Alexandre de la Salle – Albert Giordan théorisait bien son travail, quand je l’ai connu, et ça continue sûrement, c’est quelqu’un de très intelligent, et il y a intérêt à suivre tous les développements de son œuvre. Mais ici je voudrais poursuivre avec la liste des photographes que j’ai eu la chance de rencontrer, mais comme Albert Giordan a traité de la nature morte dans son texte pour les photos de la DATAR, je voudrais rappeler le texte d’Avida Ripolin sur cette nature morte qui fait couler tellement d’encre, et qui a paru dans le « Paradoxe… » en 2000 :
Les silences de la lumière et réciproquement...« Giordan, Sudre, Brihat, Batho etc. Tant d’images inoubliables... Qu’y-a-t-il dans la photo de si frappant, au sens fort ? Un trouble trop grand entre imaginaire et réel ? Quelque chose d’intraitable, dans ce sens-là ? Quelque chose qui reste une Question, comme la posa Gilles Ehrmann, y compris avec son Œdipe-Sphynx ?
A l’époque je me souviens, le débat, c’était : la photographie est-elle en concurrence avec la Peinture ? Parce qu’elle était moins passée dans les mœurs. Jean-Claude Lemagny racontait pourtant comment Alfred Stieglitz l’avait fait entrer au Musée, cette photographie. Stieglitz exposé au Metropolitan avait été convoqué un jour par son Directeur car le prince royal d’Italie désirait voir Monsieur Stieglitz et ses amis participer à une grande exposition internationale à Milan. Difficile de refuser de prêter les œuvres, mais à une condition : c’est que les œuvres intègrent la collection du Musée. Des photographes au Musée ! Quel scandale ! Choqué, le directeur du Metropolitan consentit cependant à la requête de Stieglitz... Malheureusement le directeur mourut, et ce que souhaitait Stieglitz fut énormément reporté. Les photographes exposés à la Galerie Alexandre de la Salle à partir de 1980 jouissaient d’une bonne réputation mondiale, ils exposaient dans de grandes galeries de photo à Paris et ailleurs, galeries passionnées qui, bien sûr, faisaient le même travail que les galeries de peinture pour donner connaissance des trésors en train de se dévoiler... Il y avait aussi de grands exégètes, Monsieur Lemagny par exemple, et puis il y avait l’Histoire de la photo... qui nous parvint grâce à Claudine Sudre à l’époque en train de développer pour l’Atelier NADAR 12 négatifs originaux au collodion conservés aux Archives Photographiques à Paris, pour la première fois les retouches plus ou moins heureuses avaient pu être enlevées pour restituer à 12 célèbres visages leur vérité première... Visages de Michelet, Gustave Doré, Baudelaire, Delacroix, Corto, Nerval etc. Tout cela était passionnant, et je voudrais rendre grâces aux photographes du bonheur qu’ils m’ont donné. Bonheur pour qui s’intéresse à la forme sensible, et aux langages.
Evidemment Alexandre de la Salle avait ses goûts, il allait au Festival d’Arles, dans la canicule, retrouver ses amis photographes, en en découvrir d’autres... Et ses goûts en photographie ne pouvaient surprendre : même exigence de rigueur, de cosa mentale, la chose pensée venant chorégraphier le feu central, et, dans le cas d’Albert Giordan, le premier des exposés, carrément de la Géométrie... Mais peut-être un certain silence fut-il le dénominateur commun des photographes choisis, comme des peintres choisis, comme du lieu même : lumière et silence.
Et alors, les natures mortes ?
Alexandre de la Salle, grand amateur de Peinture, donc forcément de Peinture Classique, n’était pas sans savoir à quel point ce genre a toujours permis aux grands peintres d’élaborer leur vocabulaire, leur techné, à partir des sujets minimaux que sont les choses. L’écriture apparaît au-delà de l’objet : se pose d’abord le problème de la lumière, de la touche etc. La toute première photographie, en 1822, par Nicéphore Niepce, est une table dressée devant un buisson : une espèce de Cézanne. Et Louis Daguerre qui perfectionna l’invention de Niepce vers 1840, avait d’abord été peintre. Peut-être la question de l’origine ne cesse-t-elle de tourmenter l’artiste, mais les photographes qui furent exposés pendant dix ans Chemin des Trious présentèrent des travaux chargés de recherches plus passionnantes les unes que les autres. Je dis Natures mortes, mais bien sûr le terme fut rarement prononcé, et les photographes à part quelques-uns ne s’y reconnaîtraient sans doute pas... Michaud et Faucon photographient des corps, ainsi que Maywald et Villers... Quant à Albert Giordan, il dessinait d’abord des formes avant de chercher des objet réels pouvant les représenter. Après quoi il remettait en scène tout cela, et aussi dans un éclairage...
Avec Fastenaekens, c’étaient des villes, des usines, ou la Nuit. Mais comment ne pas dire qu’avec eux tous c’était la question de l’objet qui se posait, dans son énigme. On pourra dire aussi que la question de l’objet est inévitable, même s’il s’agit d’expressionnisme, l’objet étant à ce moment-là le mouvement, y compris psychique...
Dans une Revue espagnole, Photovision n°2, avec pour titre : Naturaleza muerta, Pierre-Jean Amar faisait l’histoire de la nature morte en Photo depuis 1822, à partir de Niepce en passant par Man Ray, Stieglitz, Weston, Sougez, Moholy-Nagy et Lucia Schultz, pour en arriver aux contemporains, dont Jean-Pierre Sudre, continuateur d’après lui de cette tradition de vie tranquille dit la langue anglaise, alors que le français et l’espagnol parlent de mort, muerta...
Sudre c’était donc des objets usuels auréolés d’une lumière suave, pureté et simplicité, perspective aérée... Denis Brihat était comparé à Weston pour l’appropriation de tulipes, champignons etc... C’est vrai qu’aujourd’hui, difficile de voir des tulipes noires ou des champignons de Paris en gros plan sans penser à Brihat ou à Weston, comme il est difficile de ronger son frein sur l’autoroute derrière un camion sans penser à Peter Klasen...
Vie tranquille ? Pas si tranquille que cela si l’on extrapole un peu avec l’intensité existentielle des bouteilles peintes par Morandi ou l’immobilité perverse des adolescentes de Balthus. Tranquillité du volcan juste avant l’explosion plutôt… et Bernard Faucon n’y est pas étranger avec ses Chambres d’Amour hurlant d’attente... Et Robert Mapplethorpe en 1978 nomma Baby’s Breath un vase empli de gypsophylle. Dans sa monographie Le moment des choses (1977) Claude Batho déclare : J’ai simplement voulu capter des instants simples et sensibles, et conserver leur silence.
Au delà des objets morts de l’Humain, bien sûr, mais comme trace.
Toutes ces photographies qui imposèrent leur silence dans la petite pièce triangulaire de la Galerie de la Salle qui était leur espace y laissèrent des traînées de lumière qui illumineront encore longtemps, comme le feu des étoiles mortes... (Avida Ripolin, 6 mars 2000)
Frédéric Altmann – Oui, au fond, on se souvient surtout du silence, de ta galerie, ce qui est l’ingrédient nécessaire pour regarder des œuvres. Sauf les jours de vernissage, bien sûr, mais quoique… ça résonnait très fort…
Alexandre de la Salle – Mais comme tu as apprécié la co-existence de la peinture et de la photo dans ma galerie, je voudrais ressortir le texte de moi qui a paru sur l’invitation de l’exposition « Les affinités photographiques d’Alexandre de la Salle » organisée par Olivier Lécine au Musée de la Photographie de Mougins du 17 septembre au 31 octobre 2004. Le journaliste qui m’a interrogé dans l’interview filmée qui accompagne cette chronique, m’a posé la question de la place de chacune de ces disciplines :
Peinture/Photo
Un vrai de la peinture peut se concevoir : il est là, sur la toile, se voit, se touche.
Un vrai de la photo, pour les doigts de l’aveugle, ne serait que papier lisse et fuyant, où rien ne les retiendrait. Ce vrai n’est pas là, il est ailleurs, dans le monde.
Avant d’être une image, la peinture est peinture : cette tache rouge, avant d’être ce toit ou ce sang, est... tache rouge, ici, présente, avec toutes les caractéristiques d’une tache : tantôt épaisse ou plus fine, plus lisse+ ou plus striée. Là !
La peinture est présence d’une surface peinte, et, ensuite image de ceci ou de cela. En un mot peinture et surface peinte ne font qu’un. La peinture peut, elle, demeurer peinture en s’annulant en tant qu’image.
La photo se présente d’emblée comme l’absence de ce qui s’y représente, elle est profondeur de champ, et son problème n’est en rien CETTE surface mais au contraire sa disparition en tant que telle, au profit immédiat d’une ... absence : cette colline d’horizon, là-bas, ou cette lampe, là-bas aussi, qui ne SONT pas Là !
Le peintre ne peut pas nier sa surface : tout y est, tout doit y être, à sa place, sur la surface, justement. Sinon, surface niée, le tableau n’est plus peinture.
Alors que pour la photo, ses noirs, ses blancs, qui y sont sans y être, ne sont que les signes d’un ailleurs de la surface, d’un invisible sur l’horizon. D’emblée, la surface, ici s’annule, derrière ses images omniprésentes.
(A suivre)