Les femmes vertes de Boris Vian
La première exposition que je lui ai faite c’est en 1984, une exposition de ses dessins entre 1948 et 1984. La plaquette commençait par une photo des premières peintures d’Alanore chez Boris Vian en 1948. Sur l’original de la photo, il y a cette inscription : « Les cauchemars de Boris prennent toujours la forme de femmes vertes que peint avec ses doigts Christiane, une amie de la maison ».
C’est vrai que ses premiers tableaux, ses premiers dessins, ses premières gravures, étaient d’une rare violence.
Dans mon catalogue, il y avait des extraits de textes de Claude Martine et Fernand Gregh, ainsi qu’une phrase de Jean Giono :
« L’art de Christiane Alanore m’enchante car elle se sert des mots de la tribu et des fenêtres naturelles de son âme » (Jean Giono, extrait d’une préface de 1958)
Et aussi un extrait de l’une des nombreuses lettres que Jean Dubuffet lui a adressées : « J’applaudis à la parfaite constance de vos dessins, dont l’allure n’a pas changé depuis ceux que vous faisiez il y a vingt ans et plus. Beaux graphismes cursifs à mouvement d’écriture ». (Jean Dubuffet, Paris, 1973).
Hommes et femmes qu’on couche sur le papier
Et sous le titre « Sur des propositions de Christiane Alanore », l’un de mes ex-gendres, Jean-Michel Anquez, très doué, avait écrit cette préface :
« Ce qui en propre leur a trait : qu’elles en ont, d’où cette vivacité, ce mordant. Sous ces traits qui percent, en apparaissent de secs, de tirés, de marqués, sur lesquels lire qu’il est question de reproduire, trait pour trait. Une acception figurée n’en est elle ce qui unit, ce qui joint ? Un trait, c’est un bon mot, une saillie cela désigne spécialement l’accouplement des animaux domestiques en vue de la reproduction. Libre expression ? En voici une qui se risque dont l’objet vise à faire pression sur des corps, qui, en tant que sujets sur quoi s’exerce la réflexion deviennent objets d’étude (à la limite anatomique). Qu’il s’agisse de figuration, cela va de pair avec le retour au sujet dans son rôle de figurant. Que cela soit sensible est inhérent à l’expression même : l’expression même de quoi que ce soit, c’en est l’incarnation. D’être en chair, le sujet fait, à bien l’entendre, presque autorité. Graphiquement, il n’est qu’évoqué, et ce n’est que par extension qu’il signifie peinture figurative. Qu’on ne se figure autre chose qu’un sens : reste que caresser quelqu’un est plus difficile à caresser qu’un rêve, car il faut en passer par des propositions. C’est à dire par « un mot ou un groupe de mots révélant un dessein intelligible de communication suivi d’une pause » [1] : tu parles ! des scènes de genre, du genre de celles qu’on aurait avec quelqu’un.
En être réduit à la plus simple expression, aux propositions d’usage, traditionnel¬lement jouet des trois termes sujet, attribut et copule. Qu’il faille mettre un terme saute aux yeux : ce qui est à voir c’est ce que cela laisse entendre. L’accouplement des mots prélude à l’accouplement des personnes, fussent elles première, seconde ou troisième. Sous jacent, tout sujet s’y conçoit il ? Ce n’est qu’une idée, un point de vue, encore qu’ainsi conçue, l’œuvre soit de chair et c’est bien vu. Quelque représentation qu’on donne, quelque attribut qu’on donne au sujet, c’est toujours sans relâche et verbe haut, voire sous entendu, qu’on sait dire à la fois l’accou¬plement du mâle avec la femelle et une relation entre le sujet et le prédicat (qui est une chose déclarée avec force étymologiquement). Etre est en jeu c’est classique.
Au delà de toute expression, serait elle utérine, placentaire, à savoir destinée à hâter la délivrance, pointent les prémisses de l’amour : un sujet ne saurait être susceptible et non susceptible d’être aimé. Or, on est toujours susceptible d’être aimé. Donc, et c’est la conclusion de ce syllogisme copulatif : on n’est jamais susceptible ce qui revient à dire qu’on est toujours aimable, proposition qui tient toujours, uni¬verselle donc, et faite ici à des hommes et des femmes qu’on couche sur le papier ». (Jean Michel Anquez, Cagnes sur Mer, juin 1984).
Alanore – A la mort – A l’amour
Quand en 1989 j’exposai « Dessins-Gouaches-Peintures », Jean-Michel Anquez récidiva avec : « Quant à ses huiles » :
« Quant à ses huiles, c’est à coups d’huile de coude qu’ALANORE y va de ses coups de pouce, et des coups de main qu’elle leur donne. Pas d’entrée en matière. A la réflexion la matière est donnée. Y incliner, c’est spécialement incliner aux appé¬tits physiques, charnels, et avoir la forme, l’esprit, enfoncés dans la matière, c’est les avoir obscurcis, dominés par le corps. Le style est assorti à la matière, c’est peint en pleine pâte.
Mettre la main à l’œuvre, mettre la main à la pâte, pétrir, travailler à tour de bras la pâte avec les mains, en vue d’une pâte épaisse, homogène, lisse, sans gru¬meaux c’est ce qui s’appelle avoir de la patte, avoir un tour de main. Patiner, voilà le travail : caresser, peloter, palper, toucher indiscrètement et sensuellement, prendre absolument des libertés avec une femme. Archaïsme ? Est archaïque ce qui est primitif, et le sens primitif, c’est le sens propre. Le propre des mœurs serait d’être primitives, et les peindre, c’est représenter des scènes de la vie quotidienne, organiser en scénario imaginaire les rapports sexuels observés ou supposés entre les parents : voilà la scène primitive selon Freud. C’est de la peinture de genre.
Naturel en ce qu’il prend en compte la différence des sexes, et grammatical dès lors qu’il s’agit de couples. Une couple, c’est un lien, ce sont deux choses de même espèce, prises ou considérées ensemble accidentellement ; elle marque une liaison fortuite, arbitraire. Un couple, c’est le mari et la femme, l’amant et la maî¬tresse, c’est un ensemble de deux forces parallèles, égales entre elles, de sens con¬traire, agissant en deux points invariablement liés entre eux. Ici, la femme est enceinte et se fortifie ; pas un accès de rire, de tendresse, de jalousie, de fièvre, qu’elle ne défende ; elle est enceinte des œuvres du mari. Là, le couple n’a jamais été à pareille fête, qu’est ce que c’est que ce cirque ? Acrobates, dompteurs, écuyers, gymnastes, les gens du voyage sont du voyage, et les deux font la paire qui se font la paire à ramer en couples. Quels drôles d’oiseaux !
Naïfs l’art et la manière ? Tombés sous sa griffe, on l’est d’avoir marché. C’est plus le résultat brut d’une expérience, d’où son poids, lourd des tares humaines, si primitif que cela paraisse. Primitif se dit d’un concept indéfinissable, se dit d’une proposition posée, non déduite, se dit d’un temps de verbe qui sert de type pour la formation d’autres temps (ainsi, en latin, le présent amo : j’aime) ». (Jean Michel Anquez Cagnes sur Mer, juin 1985)
En avril A989, je lui ai moi-même écrit cet hymne :
ALANORE - A MORT- A L’AMOUR...
Pour avoir oublié pinceaux, brosses, couteaux, de ses doigts nus, sans fin sur la toile elle a posé et lissé la peinture, jusqu’à la somptuosité baroque de la lave refroidie, tour à tour chaotique et translucide plage de voiles superposées... Violent et précis, l’ongle incise, traits profonds ou affleurés, et, sur la densité ivre, fait naître des formes enchevêtrées, couples d’amoureux qui s’enlacent et forniquent. Leur danse immobile fige le temps, seconde interminable d’un tango que rien ne viendra plus interrompre, comme si cette manière impérieuse les avait à jamais, en ses tournoiements, saisis. D’elle sortis, Ils sont là, intangibles et immémoriaux, à nous faire la nique suprême : « Nous on s’aime, pourquoi pas vous !... » ILS, je veux dire ELLE, Alanore, à l’amour, à la vie... » (Alexandre de la Salle, 1989)
Où seule la liberté est raisonnable
Et Avida Ripolin celui-là, sous le titre « Où seule la liberté est raisonnable » :
« Pourquoi trois techniques différentes pour revenir à la même et définitive scène, cette rencontre des corps féminin et masculin, anodes et cathodes de chair si net¬tement sexuées ? Parce qu’entre la rapidité de l’éclair et la longue patience du peaufinage, Alanore s’offre tous les degrés de l’instrumentation : instantanéité griffue, perçante, parfois colérique des dessins à la plume, vivacité déjà plus matérielle des goua¬ches, poids, densité, richesse alluvionnaire des tableaux à l’huile, lourds comme des bas reliefs, épais de tous leurs dermes, épidermes, de toutes leurs couches sub et sous jacentes, et caressables comme eux.
De la foudre à la douceur des bords du Nil, de la déchirure à l’ensevelissement dans un temps argileux, immobile comme un sablier enrayé, Alanore exerce toutes les ressources de sa spontanéité, qui est dite avant tout : avec ses propres moyens, en son nom personnel, avec ses seules lumières... Picasso trouvait l’art nègre plus raisonnable, moins domestiqué par les apparences que l’art occidental, le sculpteur noir essayant d’exprimer ce qu’il sait de l’objet plus que ce qu’il en voit.
Ni Alanore ni son art ne sont domestiqués d’aucune façon.
L’une et l’autre avancent et parlent en toute franchise.
Et il semble tout à fait raisonnable qu’elle ait mis en évidence, comme faisait l’art nègre des nombrils de la fécondité, des ventres boucliers de la guerre, les attributs du corps humain pour elle les plus représentatifs, les plus significatifs des forces qui les habitent, les déforment, les boxent de l’intérieur : seins, fesses, bouches...
Qu’elle les exhibe, qu’elle ait décidé de les rendre visibles en priorité.
Qu’elle ait pris la responsabilité d’établir sa propre hiérarchie. De choisir. De réorganiser.
Or sélectionner c’est abstraire, c’est savoir où se trouve pour nous le miroir, c’est se découvrir, s’inventer, s’inventorier.
Voici l’exploit d’Alanore : associer dans la même image renouvelée, la symbolisation la plus stricte, appuyée sur le système le plus précis, et la diversité, l’imagination, la liberté les plus fécondes.
Bel exemple, en un seul œil, en un seul esprit, en une seule main, de la cohabitation de ces fameux pôles contraires. (Avida Ripolin juin 1989)
A suivre