A bord du Normandie, Journal transatlantique
Blaise Cendrars, Colette, Claude Farrère, Pierre Wolff, Roger Schaal, 1935
Le mercredi 29 mai 1935, à 18 heures 30, un quintette enthousiaste participe, du haut du bastingage, à l’appareillage du paquebot de tous les superlatifs. Le plus grand (299,16 m), le plus moderne (4 turbines et 4 hélices actionnées par propulsion électrique), le plus luxueux (décoré par les architectes-décorateurs les plus recherchés : Leleu et Franck). Bref, c’est le navire que, bien entendu, « le monde entier nous envie ». Dès lors, il ne peut être que français. D’ailleurs, il a pour nom « Normandie », une de nos provinces emblématiques. Et ce, après avoir manqué s’appeler Président Paul-Doumer, en hommage au président de la République assassiné en 1932. Il a été construit pour la CGT, sigle non pas de la confédération syndicale, mais d’une compagnie maritime, la Compagnie Générale Transatlantique, ayant failli sombrer dans la tempête soulevée par la crise de 1929. D’un coût de 863 millions, il est surnommé « la dette flottante ».
Rien, quel que soit le prix, n’a été négligé pour en imposer. Ainsi, parmi les trois cheminées profilées, dessinées par le peintre Marin-Marie, la troisième est factice, purement ornementale, afin de sauvegarder l’harmonie esthétique. Aucune machinerie ne s’y trouve, mais un chenil !
La bande des cinq a reçu pour feuille de route, de tenir le livre de bord de la croisière inaugurale du Normandie sur la ligne Le Havre-New York. Elle se compose de l’ancien légionnaire ayant perdu son bras droit pendant la première guerre mondiale, désormais romancier mais toujours tenaillé par l’aventure, Blaise Cendrars, du capitaine de corvette Claude Farrère devenu écrivain de la mer, tous deux diligentés par Pierre Lazareff de « Paris-Soir » ; de la sulfureuse Colette et du cinéphile-auteur dramatique Pierre Wolff, dépêchés par « Le Journal ». Leurs articles sont retransmis par T.S.F. Quant au photographe, Roger Schaal, il doit illustrer l’équipée nautique ; ce dont il s’acquittera magnifiquement avec plus de 600 clichés passés à la postérité.
L’originalité de leur récit réside non pas dans une œuvre commune, mais, au contraire, dans une rédaction séparée, non concertée, des mêmes événements ressentis différemment suivant la personnalité, la sensibilité, l’écriture, le style de vie de chacun des narrateurs.
Cendrars - qui avait déclaré : « Ce qui m’intéresse ce sont les machines. Les tralalas et les belles réceptions des gens du monde, j’en ai rien à foutre » - préfère les entrailles des soutes et du peuple qu’il fouille en 2e classe (encore aurait-il pu se galvauder dans la dernière, la 7e). Ses compagnons, sur les ponts supérieurs et dans les salons de première, décrivent un autre monde. Colette dépeint les passagers, l’océan infini, l’arrivée inouïe à New-York, l’amarrage au Pier 88, - le quai spécialement agrandi pour le monumental paquebot -, la cohue, La Marseillaise chantée à tue-tête, dont des bribes volent jusqu’aux voyageurs. Wolff, lui, restitue le quotidien anecdotique ; Farrère, la globalité et la course au Ruban bleu. Le Normandie doit en effet tenter de gagner cette sorte de médaille du mérite décernée au navire transatlantique le plus rapide, alors détenue par le Rex de l’Italie mussolinienne. Hurrah ! Le Français parvient à la lui ravir, aussi bien à l’aller – en battant son record de 10 heures – qu’au retour.
Ce qui entraîne une conséquence néfaste pour le millier de passagers : une traversée abrégée, un conte de fée réduit à un peu moins de quatre jours. Heureusement qu’il y eut le retour, du moins pour les reporters.